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« La société turque est malade » (1)

mardi 13 mars 2007, par Marillac, Neşe Düzel


© Marillac et Turquie Européenne pour la traduction
© Radikal 26/02/2007

Montée des violences sociales et politiques, approche des échéances électorales, avenir de l’AKP, ce parti dit islamiste entre les exigences contradictoires de ses bases naturelles et de l’Etat…
Nese Düzel interviewe ici Hasan Bülent Kahraman, politologue et « humaniste » turc d’une grande connaissance des lettres occidentales et européennes. Homme de gauche, il jette un regard froid sur son pays comme sur son camp.

-  Hasan Bülent Kahraman, Pourquoi ?

La Turquie vit la politique comme une sorte de dépendance aux tensions. La société turque vacille des jours durant au gré de tensions fondées sur des raisons valables ou non. Ces derniers temps, la tension semble avoir trouvé pour foyer l’état-major général. Les militaires s’opposent de façon frontale et ouverte aux politiques menées par le gouvernement. Puis ils font marche arrière subitement. Aux yeux du reste du monde, un telle attitude des officiers supérieurs est difficilement compréhensible : pourquoi cherche-t-on à ainsi affaiblir les positions de la Turquie ? Face à un fascisme grimpant en flèche et à une violence qui la taraude, la société turque, confrontée à ces tensions-là se retrouve dans une situation sérieusement inquiétante. Voilà un peu les sujets que nous avons abordés avec le Professeur Hasan Bülent Kahraman, un spécialiste des mouvements de gauche en Turquie qui vient de sortir un livre sur « L’AKP et la droite turque ». Chercheur et enseignant à l’Université privée Sabanci, il fut l’un des premiers à nous prévenir de la montée du fascisme en Turquie.

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- La rivalité civils - militaires ne veut absolument pas prendre fin en Turquie. Dernier épisode, les différences de point de vue en ce qui concerne le nord de l’Irak. Le gouvernement est prêt à discuter lorsque les militaires s’y refusent. Pourquoi la hiérarchie militaire tente-t-elle ainsi d’empêcher tout initiative gouvernementale ?

Voilà un certain temps que les ponts sont coupés entre l’armée et le gouvernement. L’état-major produit une politique propre en dehors du gouvernement et tente ensuite de la faire appliquer.

- Un peu plus tôt, le chef de l’état-major est intervenu contre l’ouverture d’un passage entre les deux zones à Chypre, dans un domaine qui ne relève pas des compétences militaires. Pourquoi tentent-ils en permanence de susciter une atmosphère d’affrontement et de tension dans le pays ?

Tout cela, ce n’est que la perpétuation du modèle mis en application à partir du 28 février 1997 (dernier coup d’Etat, déguisé, contre un gouvernement islamiste). L’armée se considère elle-même comme une force politique dotée d’une idéologie propre, comme un pôle chargé d’élaborer et de fonder des politiques. Et lorsque l’on sort du jeu qu’elle a elle-même mis en place alors elle réagit. Jusque dans les années 80, l’armée a considéré le coup d’Etat « ouvert » comme le meilleur instrument de mise en œuvre de ses politiques. Le 28 février marque un changement de paradigme : ils ont mis en œuvre cette fois, non un coup d’Etat « ouvert » mais une manœuvre ressemblant à un coup de force en amenant sur leurs lignes le Président de l’époque, Süleyman Demirel.

- C’est avec Demirel qu’ils ont réussi leur coup ?

Aucun doute. Ils ont agi de concert. Parce que les militaires ont compris cela avec leur logique propre : « désormais au lieu de s’en prendre frontalement au gouvernement, il sera bien plus profitable d’en organiser l’opposition et de produire des politiques alternatives en intervenant dans le domaine de la société civile ». Parce qu’en définitive l’armée ne désire rien d’autre que la nomination d’une bureaucratie qu’elle a choisie pour la mise en œuvre d’une politique de son choix. Et aujourd’hui, on pourrait aller jusqu’à dire que c’est le CHP (Parti Républicain du peuple, ancien parti unique, parti d’Atatürk) qui occupe la place de parti de l’armée. L’expression parlementaire de la ligne politique prônée par le gouvernement n’est autre que le CHP.

- L’état-major serait-il inquiet de ce que l’administration AKP puisse apporter paix et stabilité au pays ? Pourrait-il bloquer le processus au motif qu’il risque de servir à l’AKP ?

Que ceci constitue la motivation fondamentale des militaires ne me semble pas faux. Parce que tout le monde sait bien que les relations entre l’armée et l’AKP ne sont ni chaleureuses ni solidaires. L’état-major perçoit la paix, la stabilité,le développement économique comme les avancées vers l’Europe comme autant de moyens destinés à renforcer le poids de l’AKP auprès de l’opinion publique.

- La résolution des questions kurde et chypriote par des voies pacifiques pourrait contribuer à ouvrir la voie européenne de la Turquie. Cherche-t-on à entraver la marche turque vers l’Europe en laissant ces problèmes sans solution ?

Oui. Je n’ai aucun doute à ce sujet. Il est aujourd’hui vrai que le processus d’adhésion à l’UE n’est plus aujourd’hui une direction soutenue unanimement par l’opinion publique turque. Selon les positions nationalistes, résoudre les questions kurde et chypriote c’est se plier aux exigences de l’UE : ce qui ne peut correspondre qu’à des initiatives en direction d’une partition de la Turquie, d’une atteinte à la puissance du pays. Mais en fait, le fond de l’opposition à l’UE ne se tient pas là. La vraie raison est ailleurs : ceux qui veulent conserver la main-mise sur la Turquie vont prétendre que des forces qui prennent racine à l’étranger, des ennemis de la nation nous entraînent vers le démantèlement. Et c’est une politique fondée sur de telles méthodes et de telles conceptions que l’on mène encore aujourd’hui dans certains cercles.

- Voilà le CHP qui soutient l’intervention des militaires contre un pouvoir démocratiquement élu. Pourquoi le CHP ne prend-il pas position en faveur de la démocratie et du pouvoir civil ?

Parce que le CHP, en dehors d’une courte période entre 1965 et 1975 a toujours été le parti de l’Etat. Et l’Etat en Turquie, c’est l’armée et la bureaucratie. Le parti de ce « bloc historique » n’est autre que le CHP. C’est un parti qui n’a jamais pu être sérieusement un parti social-démocrate. Tout ce qui a été réalisé entre 1908 et 1923 est très important, tout comme la proclamation de la République : tout cela a donné au CHP un caractère progressiste. Mais cela ne suffit pas. En sciences politiques, il n’y a pas de loi selon laquelle un parti qui a été un jour progressiste ne peut pas devenir conservateur. Nous pensons que le CHP est progressiste et de gauche parce que nous l’identifions à la fondation de la République. Mais dans le temps, la gauche a pu revêtir deux autres significations :

- il faut déjà savoir se situer dans le cadre de la lutte travail – capital

- la gauche est aussi une attitude morale : c’est pouvoir se doter d’une pensée ouverte. Savoir se départir de tout dogmatisme. Or le CHP est un parti dogmatique, de droite. Le CHP est un parti conservateur.

- A suivre...

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