Le résultat du référendum du 29 mai a, qu’on le veuille ou non, donné un terrible coup à la construction européenne. Ce n’est pas tant le rejet de cette constitution, à mon avis exagérément diabolisée, que la crise de confiance qu’elle traduit parmi les citoyens.
Sous l’influence des politiques de tous bords la majorité des électeurs ont opté pour le repli derrière les frontières. Les électeurs de gauche, bien qu’ils soutiennent mordicus le contraire, ont aussi choisi le camp de la frilosité même si ce n’était pas leur intention première. Mais quand on fait un choix, il convient évidemment d’en peser toutes les conséquences.
La campagne xénophobe menée tambour battant en rendant responsables les autres, les étrangers, des problèmes quotidiens des français, pèle mêle, le plombier polonais, les turcs et leurs jeans, les Chinois et leurs tee-shirts, les migrants potentiels qui vont déferler en hordes barbares et prendre le travail des nationaux et les entreprises qui vont aller s’installer dans les nouveaux pays de l’Union. « Salauds de pauvres » en quelque sorte ! Or, si nos pays sont en crise, c’est avant tout car leurs élites politiques n’ont pas eu le courage d’expliquer et de faire en sorte d’anticiper les mutations profondes qu’allaient engendrer l’ouverture des frontières. Au lieu de cela, plutôt que de faire en sorte que les citoyens puissent s’adapter aux nouvelles données, ils ont entretenu soigneusement une méfiance vis-à-vis de tout ce qui émanait des instances supranationales. Ainsi toutes les réformes désagréables et impopulaires avaient bien sûr toujours pour origine l’Union Européenne. Quel homme politique français a construit son argumentation sur les avantages et les progrès apportés par l’Europe ? Quelle est la part de la formation aux institutions et à la citoyenneté européenne dans nos écoles ? Nous payons aujourd’hui une construction européenne faite « à reculons » par nos élus. Un tel projet nécessite de l’enthousiasme, de la pédagogie et du volontarisme, or, tout cela a disparu en même temps que les grands précurseurs.
Chirac restera pour moi et, sans doute, pour nombre d’européens convaincus, le responsable de l’arrêt du processus d’intégration. D’abord, bien sûr, parce qu’il est au pouvoir depuis longtemps et qu’il n’a pas mis à profit l’énorme avantage qu’il avait en ayant un parlement totalement acquis pour engager un véritable effort d’explication et de réforme pour préparer le pays à cette évolution logique. Ensuite, pour avoir choisi, malgré ce manque de préparation, le referendum pour ratifier le Traité. Il pensait utiliser ce oui qui lui semblait acquis, comme plébiscite sur sa propre personne. Effectivement, les gens se sont exprimés sur l’homme et son bilan, mais pas vraiment comme il l’aurait souhaité ! En d’autres temps un chef d’état aurait démissionné devant un tel désaveu...Mais est-ce surprenant de la part d’un homme dont les convictions très « élastiques » et le programme politique ne visent qu’à se rallier le maximum de suffrages ? Il lui faut rester président, peu importe qu’il faille exécuter des voltes face spectaculaires et des contorsions comiques, certains disent qu’il s’agit pour lui d’échapper à la justice, mais ce ne sont que des mauvaises langues. N’oublions pas qu’il est, avec son parti, devenu européen par simple opportunisme, se contentant de prendre un train déjà en marche. Ils n’hésiteront pas, si il y a risque de déraillement, à en sauter et à prétendre qu’ils n’ont jamais été à bord avec la même facilité qu’ils y sont montés en affirmant avoir toujours été dedans.. Il y a gros à parier que maintenant que l’opinion semble réticente, l’UMP derrière Sarkozy réduise son projet européen au strict minimum. Il va bien falloir récupérer les électeurs égarés chez le Vicomte et chez le Pen ! D’ailleurs à peine arrivé au ministère de l’intérieur, il commence à faire chauffer les moteurs des charters.
Quid de la gauche ? Elle est responsable à quasi égalité, car elle aussi, a cru pouvoir se passer d’explication et de projet clair. Qui peut dire à l’heure actuelle, quelle est la position du PS sur la finalité du projet européen ? Europe fédérale, confédération ou simple zone de libre échange ? Où est le texte sur lequel les électeurs pourraient se prononcer sans avoir de doute ? Voilà une gauche qui a peur de sa base et qui navigue au hasard des humeurs de l’opinion et des stratégies de pouvoir interne aux partis. Sa seule réaction pour l’instant à l’attitude des partis de droite, faire de la surenchère dans le clientélisme ! Qui peut croire une seconde que Laurent Fabius est porteur du combat social contre libéralisme ? Il a voté le texte l’année dernière avec ses rivaux. Qui peut croire sérieusement que Fabius est de gauche ? Il vient pourtant de gagner un pari risqué : se refaire une santé sur le dos d’un résultat dont la signification, loin s’en faut, n’est pas la même pour tous à l’intérieur même du PS. Il ne signifie en aucun cas que la majorité du parti a voté Fabius.
Que signifie ce vote ? Il y a dedans tout et son contraire. On y trouve d’abord une forte composante souverainiste et xénophobe à gauche comme à droite. Ceux qui réagissent à la peur suscitée par la « fin de la France » et de son indépendance nationale qui n’existe déjà plus depuis des lustres. Ceux qui n’ont toujours pas accepté que la France de Pétain avec ses chères têtes blondes est un passé révolu et que nos pays européens doivent s’accepter comme multiculturels et trouver d’autres valeurs de cohésion nationale que la religion, l’ethnicité où une idée de nation fortement teintée de jacobinisme. La France s’aperçoit enfin que l’Europe qui se construit ne sera pas forcément une « France élargie », un ensemble de pays soumis à sa volonté, quelle ne sera pas l’Europe de Bonaparte ou de Napoléon. Comme s’il n’était pas évident depuis le départ que, plus l’Union grandirait, plus le leadership et les privilèges de la « grande nation » seraient remis en question.
L’autre composante est alter mondialiste et sociale, sûrement sincère... Mais voilà, je crains bien que le rejet de cette Constitution n’aboutisse à l’exact contraire de ce qu’ils souhaitaient. Car enfin, une union basée sur les traités existants ne sera pas plus sociale et il est de plus en plus évident qu’il n’y aura pas de renégociation. L’intégration va rester pour longtemps uniquement économique et judiciaire, c’est à dire exactement ce qu’ils redoutaient dans ce Traité. L’enfer est pavé de bonnes intentions.
Il y a une autre cause non négligeable du rejet de ce texte : Le mépris. La classe politique s’est dispensée d’explication parce que le traité est trop complexe et que l’électeur n’est pas « équipé ». Quelles écoles il faut avoir fréquentées pour aboutir à de telles aberrations ?
Faute d’arguments plus convaincants, on a entendu les partisans du oui de droite dire que celui-ci serait le meilleur moyen de faire obstacle à la Turquie, car le Traité fixait des contraintes que les Turcs, ces barbares, ne pourrait jamais respecter. En outre puisqu’il impose que toute nouvelle adhésion soit soumise à l’unanimité des parlements des pays membres, il va bien se trouver un pays pour jouer le rôle qu’a tenu la Grèce par le passé, c’était très commode ! On aurait du les virer pour avoir changé d’avis ces maudits Hellènes ! De l’autre côté, celui du non xénophobe de droite, on affirmait avec le même aplomb que le Traité rendait inévitable l’adhésion de la Turquie en se basant sur le simple fait que celle-ci avait signé un procès verbal attestant de sa présence lors des débats ! Dans tous les cas, la Turquie a été offerte comme bouc émissaire aux angoisses des français par des responsables politiques qui ont ainsi évité de montrer la vacuité de leur ambitions. Même dans l’opposition, théoriquement favorable à cette adhésion, on était très satisfait que le débat ne porte que sur la Turquie ou y revienne toujours. La défense de la candidature turque devenait chaque jour plus conditionnelle et l’adhésion hypothétique et lointaine, avec des amis comme ça on a pas besoin d’ennemis !
Il est très risible de voir maintenant Chirac, unique responsable (car aux commandes) de ce marasme, essayer de faire « porter le chapeau » à Blair. Lequel serait vraiment trop stupide s’il n’en profitait pas pour imposer la vision britannique. On assiste à une bataille indécente des nantis, un marchandage de boutiquiers pour la préservation de leurs privilèges, sous les yeux ébahis des pays les plus pauvres à qui on a toujours joué l’air de la solidarité. Le débat porte sur le fait que chacun des pays riches voudrait recevoir au moins autant de subsides de l’Union qu’elle ne contribue à son fonctionnement, curieuse conception de la solidarité ! Il a été reproché maintes fois aux nouveaux entrants de ne rien comprendre à l’objectif européen. Mais bien au contraire, ils ont très bien compris : L’adhésion à L’UE doit être bénéficiaire et rentable, c’est du moins ce que suggère le triste spectacle de la foire d’empoigne à propos de la PAC et du « chèque » britannique.
L’Europe politique vient d’être renvoyée à la génération suivante, il existe encore trop de nationalismes, trop d’esprit de clocher, trop de xénophobie et de peurs de l’autre issus du passé pour envisager à court terme un ensemble homogène et cohérent. Les hommes politiques sont encore ici, en France, des représentants d’une pensée révolue qui croient que le monde est fixiste et encore construit sur des frontières définitives de religion, de culture, de « race » ou même idéologiques. « Si la Turquie était en Europe ça se saurait ! » dit M. Sarkozy à croire que les seuls livres qu’il n’a jamais ouverts sont ceux qui confortent le monde étriqué de ses propres certitudes. Enfin on ne peut pas être à la fois tout le temps devant les caméras et lire ! Chacun ses priorités. La majorité des encyclopédies et atlas internationaux actuels situent bien la Turquie dans l’ensemble politique européen que cela lui plaise ou non.
Mais si ce genre d’affirmation n’est guère surprenante de la part d’un populiste à courte vue comme lui, il est beaucoup plus surprenant de lire sous la plume d’un Jean François Kahn, je cite : « Adhésion : Si l’Egypte refusait l’adhésion de la France à la Ligue arabe, serait-ce, de sa part, un signe de xénophobie, de frilosité et de repli sur soi ? » [1]. Non. Sûrement pas de la part de l’Egypte, mais de la part de J.F Kahn sans aucun doute ! Cette même comparaison, je l’ai entendue de la bouche d’Alexandre del Valle, xénophobe et islamophobe notoire. Quel rapport ? La ligue Arabe est « arabe » c’est écrit dedans. Je n’avais pas compris que l’Europe était un ensemble ethnique ou alors il faut dire les choses clairement et renommer l’Europe « Ligue ... » ligue quoi d’ailleurs ?
Je ne vois pas ce qui rend la candidature de la Turquie aussi étrange, si effectivement elle adopte les objectifs et les valeurs de l’Europe. Il faudrait peut être un jour mettre ces valeurs noir sur blanc et les soumettre aux citoyens européens. Car elles devraient être les mêmes pour tous les membres et non d’autant plus rigoureuses que le candidat est « perturbant », il en va de la crédibilité internationale de toute l’Union... En effet, qu’est que ce contrat dont on modifie, ou dans lequel on ajoute des clauses dès qu’elle sont remplies ?
Plus loin, dans son livre où se mêlent réflexions très pertinentes, verbiage incompréhensible et réflexions digne de « beaufs » du café du commerce, il écrit encore « Ankara : Ville située au cœur de l’Europe. Sans blague ! ». A croire qu’un Turc lui a vendu un kebab avarié et qu’il en veut à cause de ça à la Turquie toute entière ! A t’il seulement mis les pieds un jour en Turquie ? Si c’est le cas, on aimerait bien quelques arguments tangibles et non des quolibets faciles qui vont sûrement lui amener un lectorat nouveau et inattendu !
Faisons fi de la démagogie, de la pensée unique et majoritaire, des débats passionnels et irrationnels, de la gabegie de l’Union Européenne. Nous avons un travail à faire quoiqu’il arrive, faire connaître la Turquie en France, telle qu’elle est, le chemin qu’elle a déjà parcouru et celui qui lui reste à faire. Que la Turquie entre dans l’Europe ou non, parce qu’elle ou l’Europe l’auront décidé ainsi, elle sera toujours un voisin incontournable. Le travail de Turquie Européenne reste nécessaire et il se poursuivra tant que des gens continueront à croire à ce projet d’établir le maximum de ponts entre la France, les autre pays d’Europe et la Turquie. Les citoyens, les ONG, les artistes peuvent réussir là où les hommes politiques ont pour l’instant échoué. Construisons l’Europe de la culture, abolissons les frontières des préjugés et le reste suivra. Le politique aussi suivra qui ne sait, de toutes façons, plus rien faire d’autre que d’être à la remorque de l’opinion.
Chiche ! Construisons ensemble l’opinion de demain, le chemin est plus important que la destination.
Reynald Beaufort