Les droites européennes sont toujours hostiles à l’entrée de la Turquie dans l’UE malgré sa motivation.
L’opposition à la future adhésion turque à l’Union européenne est devenue un argument électoral pour certaines droites européennes au point d’inquiéter le commissaire à l’Elargissement, Günter Verheugen, qui a appelé « à ne pas nuire au processus des réformes en Turquie ». Fortes du soutien d’une opinion publique à plus de 80% « euroenthousiaste », les élites turques, la classe politique, les hommes d’affaires ou les intellectuels dénoncent ces réflexes frileux sinon racistes de certains des dirigeants européens. L’entrée dans le club de ce pays de 70 millions d’habitants à 98 % musulman, qui risque de devenir dans vingt ans le plus peuplé d’Europe, déclenche la réticence ou carrément l’hostilité. Pilier du flanc sud-est de l’Otan depuis un demi-siècle, ce pays est limitrophe de zones hautement instables comme le Caucase ou le Moyen-Orient. Les Européens doivent décider en décembre d’une date pour ouvrir des négociations d’adhésion, qui aura une portée symbolique d’autant plus forte pour Ankara que jusqu’ici ce processus a toujours abouti à l’intégration des impétrants.
« L’Union européenne se fonde sur les principes de l’Etat de droit et elle ne peut pas changer en cours de partie les règles qu’elle a elle-même fixées : si la Turquie remplit les critères exigés, les négociations doivent pouvoir commencer », rappelait récemment Yalim Eralp, ancien ambassadeur et éditorialiste de renom, lors d’un colloque organisé à Istanbul par la Commission européenne. En décembre 1999, lors du sommet d’Helsinki, les dirigeants européens avaient en effet reconnu pleinement le statut de pays candidat à la Turquie, déjà liée à l’UE par un traité d’union douanière depuis 1996 et dont « la vocation européenne » avait été saluée il y a quarante ans par de Gaulle et Adenauer. Comme n’importe quel autre candidat, elle se doit néanmoins de satisfaire pleinement aux « critères de Copenhague », notamment en matière économique ou pour le fonctionnement des institutions démocratiques et le respect des droits de l’homme.
A la surprise générale et au grand embarras des Européens adversaires de l’adhésion d’Ankara , les gouvernements turcs, d’abord le nationaliste de gauche Bülent Ecevit puis, après leur triomphe aux élections de novembre 2002, les islamistes modérés de l’AKP (Parti de la justice et du développement) de Recep Tayyip Erdogan, ont adopté en un temps record l’essentiel des changements exigés, dont la suppression de la peine de mort et des cours de sûreté de l’Etat. La Constitution a été remaniée. Pour les islamistes de l’AKP, les réformes demandées par l’UE sont un levier pour limiter le rôle politique de l’armée, sourcilleuse gardienne de la laïcité républicaine. Pour la première fois, l’Etat a aussi reconnu l’existence des langues des minorités, notamment le kurde (au moins 20 % de la population). La diffusion à la télévision publique de quelques émissions en ces langues a commencé lundi en catimini, deux ans après le vote de la loi. Beaucoup de ces réformes sont restées sur le papier. D’autres ont été freinées par les résistances de l’administration, notamment par l’appareil judiciaire. Tout en dénonçant ces points noirs, le rapport d’évaluation de l’UE de novembre dernier reconnaît « les progrès remarquables » effectués. Ankara s’est aussi activé à débloquer la question de Chypre, divisée depuis 1974, incitant les Chypriotes turcs à accepter le plan de paix de l’ONU.
L’échéance se concrétise et la polémique enfle. Les Européens commencent à s’interroger sérieusement sur les frontières et les fondements de l’identité culturelle de l’Union. Valéry Giscard d’Estaing, alors président de la convention chargée d’élaborer un projet de Constitution, fut le premier dirigeant européen à mettre les pieds dans le plat dès l’automne 2002, affirmant que « 95 % de la population turque n’est pas en Europe ». Depuis, le débat divise à peu près partout les grandes familles politiques européennes. « Ankara paie en fait une peur beaucoup plus générale devant les problèmes posés par l’élargissement de mai », souligne Ahmet Insel, professeur d’économie à Paris-I.
Le courant démocrate-chrétien est le plus réticent, soulignant la nécessité « d’approfondir » l’Europe plutôt que l’élargir encore. La CDU-CSU allemande propose ainsi « un partenariat spécial » à la Turquie que celle-ci refuse avec indignation. Les fédéralistes estiment que le principal problème est représenté par le poids démographique de la Turquie. A l’opposé, les partisans d’une Europe a minima sont plutôt favorables, comme les Britanniques toutes forces politiques confondues. Paradoxalement, c’est en France que l’opposition est la plus forte. Un drame pour nombre d’intellectuels turcs qui, comme Erol Ozkoray, rappellent que « la Révolution française a forgé l’idéologie de Mustafa Kemal, qui a construit la Turquie moderne sur les valeurs essentielles que sont la république et la laïcité ».