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L’UE, objectif nécessaire mais non suffisant pour les Kurdes (2)

mercredi 17 mai 2006, par Neşe Düzel

© Turquie Européenne pour la traduction

© Radikal, le 17/04/2006

Alors que la question kurde revient sur le devant de la scène politique turque, Neşe Düzel est allée prendre le pouls de la société civile kurde en interviewant Ahmet Türk, l’un des principaux leaders politiques kurdes. Suite de l’entretien.

- Pourquoi Ahmet Türk ?

Il y a peu dans les colonnes du journal Sabah, Mahmut Övür annonçait dans le cadre de son éditorial la tenue prochaine d’une conférence, intitulée « que veulent les Kurdes ? ». Nous vivons en effet une période étrange où les kurdes eux-mêmes ont besoin de conférences pour déterminer ce qu’il souhaitent vraiment. La violence, les affrontements et les explosions de bombes se multiplient. Alors que la Turquie a commencé ses négociations avec l’UE et qu’elle a commencé de faire des pas en direction de la démocratisation en avançant dans ce processus, la montée de ces phénomènes violents correspond à un phénomène que nous ne comprenons pas. Nombreux sont ceux qui y voient les efforts conjoints de ceux qui s’opposent à l’entrée de la Turquie dans l’UE.

C’est avec Ahmet Türk que nous avons abordé la question de ce regain de violence et des moyens de la prévenir, des pensées des Kurdes comme de leurs visions de l’UE ; Ahmet Türk est coprésident du Parti pour une Société Démocratique (DTP) ; parti qui a été, ces derniers temps, vertement critiqué par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan pour n’avoir pas critiqué le PKK (parti séparatiste partisan de la lutte armée).
Deux fois députés avant 1980 sous les couleurs du CHP (Parti Républicain du Peuple, gauche kémaliste), emprisonné après le 12 septembre (dernier coup d’Etat) dans la prison de Diyarbakir (elle fut à cette époque le lieu de traitements inhumains et d’une torture généralisée dont les survivants on depuis témoigné. Sa fermeture en 1983-1984 correspond aux premières actions du PKK. Les auteurs de tels crimes n’ont pas encore été jugés), on lui retira la députation en 1994 avec les autres députés kurdes du DEP (Parti Démocrate, pro-kurde) et il retourna 22 mois en prison.


- Il se dit que l’on souhaite pousser la Turquie dans un chaos sanglant, pousser les Turcs contre les Kurdes. Avez-vous entendu parler de quelque chose ?

Nous partageons ces craintes. Nous sommes conscients du fait que nous entrons dans un contexte qui peut nous conduire à l’affrontement ethnique. C’est très dangereux. Et souhaitons ne pas vivre une telle situation. Il nous incombe de jouer un rôle déterminant. Les intellectuels kurdes se doivent de prendre une position commune forte contre le recours aux armes et à la violence.
En fait aujourd’hui, on s’achemine non vers un affrontement inter-ethnique mais vers un point au-delà duquel tout processus de réforme se referme, non vers une solution démocratique de la question kurde mais vers un point limite où la politique cède la place à la logique de la lutte armée. « Nous n’avons pas su nous défaire du milieu de la violence. Le PKK poursuit ses actions armées. Penchons de manière résolue sur la région et allons en couper les problèmes à la racine. Et finissons le problème avec les armes » : telle est la mentalité qui ressort aujoourd’hui. Mais cette logique, ce calcul ne peuvent rien résoudre.

- A un moment où les perspectives de la Turquie s’ouvrent complètement, alors que le pays jette ses premiers pas dans la voie de la démocratie en vue d’une harmonisation avec l’UE, au moment où Ankara obtient une date de Bruxelles, alors le PKK repasse à l’action. Il en revient à l’action violente comme si le pays n’avait connu aucune évolution démocratique. Pourquoi ?

C’est vous qui le dites. Moi, je pense différemment. Je suis persuadé que pour entraver l’entrée de la Turquie dans l’UE pour faire cesser ce processus d’adhésion, l’état profond, les éléments conservateurs se sont mis à agir puissamment. En Turquie, les authentiques détenteurs du pouvoir et des richesses n’ont jamais cru en l’UE et n’ont jamais voulu entrer dans cette Europe. Pour interrompre ce processus, ils n’ont cherché que des prétextes. Que la question kurde prenne aujourd’hui ces dimensions ne fait que servir leurs intérêts. Telle est la situation que nous vivons aujourd’hui.

- Diriez-vous comme Abdülmelik Fırat (politicien kurde et petit-fils de Cheikh Saïd, leader d’une des premières révoltes kurdes de ce siècle en 1925) que le PKK est l’objet d’une manipulation par ceux qui refusent l’UE et la démocratisation ?

Moi je n’ai parlé que de l’Etat. Les cercles qui au sein de l’Etat détiennent le pouvoir et l’autorité ne veulent pas d’une évolution de la Turquie. C’est tout ce que j’ai voulu dire.

- Bien mais selon vous, en reprenant les actions violentes, en chauffant le chaudron de la violence, le PKK ne fait-il pas tout son possible pour la réalisation de ce scénario que vous évoquez ? Le PKK n’agit-il pas de concert avec les opposants à l’UE ?

Je ne rentrerai pas dans de telles considérations. Laissons donc ce problème aux principaux intéressés. Quant à moi, en tant que politicien, je reste persuadé qu’il convient de soutenir le processus d’adhésion à l’UE.

- Le Premier ministre vous a demandé de « condamner le recours aux armes, et de venir le rencontrer ». Pensez-vous condamner la lutte armée et vous asseoir autour d’une table de négociations ?

En Turquie, il y a plus de 50 partis politiques. La totalité qualifie le PKK d’organisation terroriste et lui demande de déposer les armes. Bien suffit-il de le condamner, suffit-il de se prononcer pour que le problème soit réglé ? De telles déclarations ont-elles permis que soit initié un processus de paix ? Je l’ai déjà dit un peu plus haut. Dans ma circonscription, j’ai une base populaire qui a vécu oppression et tourments. Dont les enfants ont été victimes de crimes restés mystérieux ou enfermés pendant des années en prison. Il y a très peu de personnes qui n’aient pas connu la torture à la suite du dernier coup d’Etat (12 septembre 1980). Lorsque moi je dis « le PKK est une organisation terroriste, je le condamne » est-ce que cela peut influencer un éventuel désarmement ? C’est cela dont il faut tenir compte. Le jour où j’ai déclaré le PKK terroriste, me reste-t-il une chance de convaincre ma base ?
Alors que le peuple formule certaines demandes et que l’Etat ne développe pas de réponse dans le sens de ces demandes, que me dira ma base ? L’important c’est de se mettre à l’élaboration d’un projet qui pourra convaincre le peuple du Sud-Est, un projet qui pourra porter ses messages au chef du gouvernement. La politique n’est pas un jeu pouvant se réduire à la formule « condamnez qu’on en finisse ». Ah si cela pouvait être aussi simple.

Vous ne comprenez pas les Kurdes. Tout le problème est bien là.

- Un politicien kurde peut-il dire au PKK de déposer les armes ?

Moi je le dis ouvertement. Mais pour cela, je dois rester convainquant. Et je ne peux rien par l’insulte. Et cela nous ne parvenons pas à le faire passer auprès de l’opinion publique.

- Dans quelle mesure la campagne visant à l’assassinat des politiciens kurdes s’opposant au PKK a-t-elle pesé sur la politique kurde ?

Négativement. Si vous abattez quelqu’un au motif qu’il pense différemment de vous, cela influence négativement la vie politique kurde. Le peuple comme les intellectuels kurdes n’acceptent pas tout atteinte à la vie d’une personne aussi opposée soit-elle.

- La Turquie est entrée dans un processus d’adhésion à l’UE. Qu’est-ce que l’adhésion de la Turquie à l’UE fait gagner et perdre aux Kurdes ?

Cette adhésion apportera une démocratisation de la Turquie. Et ceci ne peut que soulager les Kurdes. Les Kurdes ne peuvent que profiter d’une Turquie démocratique. Il reste tant de problèmes à débattre et à résoudre. Il ne faut pas penser que puisque la Turquie rentre dans l’UE, tout est réglé. Pour que la Turquie puisse rentrer dans l’UE, il nous faut au moins 15 ans. Il ne serait pas juste de demander aux Kurdes de se taire pendant 15 ans.

- Le processus de négociations avec l’UE, ce n’est pas cela. C’est un processus vivant. La Turquie ne se démocratisera pas après être entrée. Elle n’entrera qu’une fois démocratisée.

La Turquie avec ces structures, avec cette approche avec ces initiatives démocratiques qu’elle n’assimile pas, ne peut pas rentrer dans l’UE. Les cercles détenteurs du pouvoir sont dépourvus de la logique qui voudrait qu’ils se préparent à entrer dans l’UE.

- Il est très évident que les Kurdes comme les Turcs qui aujourd’hui incitent à la violence, tentent d’interrompre le processus d’adhésion à l’UE. Pourquoi le PKK poursuit-il ce but ?

La grande majorité des Kurdes, du plus radical au plus éclairé, soutiennent l’entrée de la Turquie dans l’UE.

- Les actions violentes reprennent soudainement. Le terrorisme du PKK sert les intérêts des opposants à l’entrée de la Turquie dans l’UE. Comment expliquez-vous cet étrange convergence des intérêts ?

Dans ce processus, il convient de ne donner aucun prétexte aux opposants à l’UE. Il faut entamer un processus de dialogue.

- Vous en tant que politicien kurde, que proposez-vous de plus que ce que peut offrir l’adhésion de la Turquie à l’UE ?

La Turquie est une mosaïque culturelle. On y trouve des cultures diverses. Il n’y a pas ici de race unique. Une logique appuyée sur le système d’une race, une nation n’est pas juste. Les Kurdes sont un peuple qui vivent en Mésopotamie depuis 3 ou 4 000 ans. Dans le cadre de la Turquie, les Kurdes doivent pouvoir s’exprimer dans leur propre langue, et vivre leur propre identité.

- L’adhésion à l’UE prévoit la reconnaissance de droits individuels et culturels. Quels sont les points sur la question kurde, que cette adhésion ne pourra pas régler selon vous ?

La question kurde ne sera pas résolue d’elle-même. Si l’adhésion à l’UE avait eu le pouvoir de régler tous les problèmes, elle aurait aussi permis de solutionner la question basque et celle de l’IRA. L’Espagne n’est parvenue là où elle est que longtemps après son adhésion au terme d’un dialogue où certains droits ont été reconnus.

- La question kurde se réduit-elle à celle du PKK ?

S’il y a bien une question kurde, alors elle peut s’envisager sous bien des angles. Celui de Melik Firat. Celui du PKK. Celui du DTP. Je ne parle pas ici de la justesse de la politique poursuivie par le PKK mais aujourd’hui il faut bien reconnaître que le PKK est une force active et influente dans la région.
Et vous n’aurez aucune chance de le convaincre en le marginalisant. L’adhésion à l’UE représente une avancée déterminante en ce qui concerne la démocratisation de la Turquie, une solution démocratique apportée à la question kurde ou bien les garanties apportées à certains droits des Kurdes, mais elle n’est pas suffisante. Notre projet est très clair : ce sont les droits culturels et individuels. Le vote d’une amnistie générale. Par exemple le troisième article de la Constitution dit : « chaque personne liée à la République de Turquie par le lien de citoyenneté est Turc. » Une telle formulation n’est pas accueillante. Le fait d’être « de Turquie » pourrait constituer une sorte de sur-identité. En outre, dans les régions où les Kurdes vivent en nombre devrait être reconnu un droit à recevoir une éducation dans la langue maternelle.

- Les Kurdes veulent-ils l’indépendance ?

Les Kurdes croient qu’ils seront bien plus heureux dans le cadre d’une Turquie démocratique. Ils envisagent de vivre en Turquie, librement et sur un pied d’égalité avec le peuple turc. L’indépendance ne figure pas sur l’agenda des Kurdes. La grande majorité ne souhaite pas l’indépendance. Etre citoyen européen est dans l’intérêt des Kurdes.

- Si la Turquie devient membre de l’UE, le PKK survivra-t-il ?

Dans une Turquie qui répond aux demandes de ses concitoyens, il n’y aura plus de place ni pour le PKK ni pour les armes et la violence.

- Si la Turquie entre dans l’UE et que les Kurdes deviennent citoyens européens comme tout le monde, qu’est-ce que le PKK proposera aux Kurdes ?

La raison pour laquelle les Kurdes aujourd’hui soutiennent le PKK, c’est que l’Etat n’est pas démocratique. Si l’Etat se démocratise et devient accueillant pour tous ses ressortissants, alors l’existence du PKK se trouverait un tant soit peu remise en question. Et il verrait rapidement contraint de fournir des justifications à son existence.
C’est parce qu’il n’y a pas de démocratie, parce que se poursuit la politique de déni et de destruction des Kurdes, qu’aujourd’hui existe le PKK. Le jour où ces causes sont supprimées, alors le PKK cesse d’exister.

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