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Kemal Dervis et l’avenir de la gauche turque

jeudi 26 janvier 2006, par Marillac

Turquie Européenne - 26/01/2005


Ancien ministre de l’économie, ancien vice-président de la banque mondiale, aujourd’hui directeur du PNUD choisi par Kofi Annan, Kemal Dervis, 56 ans, figure déjà parmi les personnalités incontournables du centre gauche européen. La sortie de son dernier livre en Turquie - Sortie de crise et démocratie sociale moderne - nous donne l’occasion de revenir sur les avenirs possibles d’une gauche turque qui reste à inventer.

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Kemal Dervis

Le 23 janvier sortait en Turquie un livre de Kemal Dervis : celui que les connaisseurs comparent à Jacques Delors pour l’intégrité, sa sensibilité de centre-gauche, son expérience dans les plus grandes institutions internationales et pour le recours qu’il semble toujours incarner au chevet d’une gauche turque exsangue, y revient sur ses responsabilités gouvernementales et le choix de son engagement politique à la fin de l’été 2002.

Le titre évocateur - « Sortie de crise et démocratie sociale moderne » - en dit d’ailleurs long sur les affinités, le sens des décisions passées voire sur les projets qu’il ne cesse pas de nourrir pour son pays alors qu’il occupe le poste de directeur du PNUD (Programme de l’ONU pour le Développement) depuis quelques mois.
Sous la plume de cet ancien député CHP (Parti Républicain du Peuple, centre gauche), par crise on entend bien entendu l’effondrement financier de 2001 qui le conduit à prendre les rennes de l’économie turque pour la soumettre aux prescriptions du FMI. Mais aussi, la crise politique et sociale de la Turquie actuelle, qui malgré les années de belle croissance retrouvée n’a toujours pas relevé les défis du chômage et de la politique sociale en général qu’aurait dû relever une opposition de gauche structurée sur autre chose qu’un conservatisme nationaliste des plus étroits.

Le pari manqué

Eté 2002 : la question se posait déjà en ces termes. Kemal Dervis donnerait bien sa chance à un nouveau mouvement de gauche, le Parti de la Nouvelle Turquie (YTP) plus conforme à ses espoirs que le vieux CHP, le parti d’Atatürk, mais il redoute la perspective d’une chambre entièrement bleue, entièrement AKP (centre droit).

« L’un des sujets majeurs de cette campagne électorale devait tourner autour de ma participation ou non au YTP », explique-t-il dans son livre.
Homme de la rigueur économique à la Cardoso, Kemal Dervis n’en est pas moins un homme neuf et grandement apprécié pour ses qualités morales et par-là même doté d’un potentiel électoral conséquent.

Il poursuit :
« A cette époque, des études et enquêtes d’opinion réalisées par des instituts européens et américains dont la Banque Mondiale faisaient ressortir des résultats qui devaient attirer mon attention. Selon leurs projections, si je rejoignais le YTP, ce parti et le CHP pouvaient tous les deux rester en deçà du barrage de 10 % (sous lequel aucune représentation nationale n’est possible, ndlr) et l’AKP se retrouver avec 550 députés. Cette situation aurait été tout à fait dramatique : crise de régime et / ou retour très probable devant les électeurs. »

Le choix de son ralliement au CHP procède de deux choses : une nécessité et un pari.
- La nécessité de la stabilité politique et financière, condition sine qua non de l’avenir du pays.
- Le pari, à plus long terme, d’une transformation endogène du parti d’Atatürk.
Kemal Dervis n’a pas manqué au premier impératif. Sa volonté réformatrice, par contre, a été contenue puis érodée au sein du CHP. Trois ans plus tard, l’AKP surfe sur la politique de stabilisation qu’il avait initié, continue de vampiriser le centre politique de ce pays avec une OPA continue sur un centre gauche séduit par la puissance réformatrice et les avancées européennes de ce parti, transformant le CHP en matrice de toutes les sécessions possibles.

Du coup, le pays est privé d’un discours d’opposition structuré autour d’un programme de gouvernement et non d’une simple énumération de critiques toutes destinées à toucher une ou plusieurs cordes de l’opinion publique. La gauche turque, quant à elle, atomisée en une galaxie de références et d’organisations et coupée des aspirations d’une société profondément renouvelée depuis deux décennies.

Dans ce paysage éparpillé, deux figures incarnent les espoirs d’une union qui se ferait sur les bases pragmatiques d’une gauche ayant assimilé les exigences d’un environnement qui est celui d’un pays en marche vers l’UE : Erdal Inönü, le fils du compagnon d’Atatürk et second Président de la République, figure éminemment morale de la gauche moderne turque, refuse aujourd’hui de replonger dans le bain politique pour des questions notamment liées à son âge. Et, naturellement, Kemal Dervis qui devait consulter le précédent avant de prendre sa décision de l’été 2002.

Malgré son éloignement de la scène politique turque, la publication de ce livre comme la récente proposition du PNUD qu’il dirige de consacrer un fond au développement économique de la population chypriote turque ne sont pas anodines : le message est celui de l’existence d’un espace politique de gauche, franchement européen, non souverainiste et néanmoins soucieux des intérêts nationaux.
Un message aujourd’hui inaudible sous le vacarme des passions nationalistes avec lesquelles le CHP n’a pas encore choisi de rompre.

Les pôles éclatés d’une gauche pragmatique

Pourtant la nébuleuse d’une gauche moderne existe en Turquie : éclatée et improbable à ce jour, elle ne gagnera en cohésion et densité qu’au fil du processus de normalisation d’un pays sans cesse plus arrimé à l’Europe. Elle se cherche aujourd’hui entre les pôles plus ou moins éclatés, plus ou moins bien reliés, d’une gauche intellectuelle et universitaire que les nationalistes qualifient de « libérale » et des pôles de gauche provinciale qui font quotidiennement la preuve de leur modernité dans la gestion de leur collectivité : Izmir dans la mouvance de son ancien maire Ahmed Pristina et la côte égéenne en général avec les figures de Mme Sema Piskinsüt ou du José Bové local, Oktay Konyar...
Un pôle anatolien s’appuyant sur Ankara et la bonne implantation de son ancien maire Murat Karayalçin dont le parti, le SHP (Parti Social Populaire), devait passer des accords électoraux avec les partis démocratiques kurdes lors des dernières élections municipales (2004) ; mais aussi Eskisehir, l’une des villes étudiantes les plus appréciées de Turquie.
Un pôle « kurde » enfin regroupant les municipalités et départements tenus par les partis de la gauche dite kurde depuis maintenant plus de 7 ans, et donc à la tête d’administrations légitimes et expérimentées, parfois pilotées - une exception à l’échelle du pays - par des femmes et ce, de manière exemplaire (Dogubeyazit, Tunceli...).

En poste pour au moins 4 ans à New-York, Kemal Dervis a pris acte de l’échec de son pari de 2002. Son urgence aujourd’hui : laisser du temps à la gauche qu’il appelle de ses voeux, celle d’une démocratie sociale moderne, de se dessiner d’elle-même et de parvenir à la maturité qui la portera naturellement au devant de la scène une fois la vieille matrice conservatrice démonétisée.

On apprenait ce week-end la disparition de Güven Gürkan, l’un des acteurs et des penseurs les plus lucides de la nécessité d’un centre gauche populaire et solide en Turquie pour conjurer les menaces d’un özalisme à la fois libéral et traditionaliste (le parti de l’ancien Président Özal dans les années 80-90, l’AKP d’Erdogan aujourd’hui au pouvoir) qui a profondément modifié le tissu social turc sans que la gauche puisse jamais y retrouver ses anciens repères.

Les échéances de 2007 (présidentielles, législatives) paraissant bien proches pour une tâche d’aussi vaste reconstruction, l’horizon 2010-2014 (municipales, législatives et qui sait européennes ?) semble , quant à lui, plus crédible pour une véritable alternance politique et civile - la première en Turquie ? - absolument nécessaire à la pérennité d’une démocratie turque émergente.

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