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Hasankeyif, neuf mille ans d’histoire menacés par un barrage

jeudi 12 février 2009, par Marie-Antide

Hasankeyif est un petit village planté sur les flancs des collines qui surplombent le Tigre, au cœur de la Mésopotamie, dans le sud-est de la Turquie. Sa particularité est d’être un véritable mille-feuilles de civilisations avec ses 9000 ans d’histoire et ses traces de passage des Assyriens, Romains, Seldjoukides, Byzantins et Ottomans. Depuis 50 ans, ce village vit avec la menace de disparaître un jour sous les eaux du barrage Ilisu et une partie de la population est déjà partie vers les villes alentours.

« Les Arabes ont le pétrole, nous avons l’eau ! ». Ce postulat du Président de la République Suleyman Demirel souligne combien l’énergie hydraulique, unique énergie domestique majeure, est cruciale pour la Turquie en plein développement.
Ilisu, deuxième plus grand barrage du projet GAP (Projet pour l’Anatolie du Sud-Est), qui compte 22 barrages et 19 centrales électriques, est de ces ouvrages d’art qui contribuent à l’indépendance énergétique d’un pays. En l’occurrence, avec un réservoir qui atteindrait les 315 km2, il est prévu pour produire 1200 MW à partir de 2013, soit 3% de la consommation énergétique turque. En outre, le gouvernement affirme qu’il va contribuer au développement de la région par l’irrigation et la création de 10 000 emplois. Ces perspectives officielles seraient séduisantes si très vite n’étaient nées de nombreuses controverses.

Le relogement des 80 000 déplacés n’a pas été prévu

La mise en service du barrage d’Ilisu va nécessiter le déplacement de 55 000 à 80 000 personnes, qui n’ont pas été concertées et pour qui des indemnisations suffisantes pour se reloger dans des conditions décentes n’ont pas été prévues. De même, leur condition de vie (formation, pêche, agriculture) n’ont pas été assurées. Les conséquences sur la faune et la flore n’ont pas été suffisamment mesurées, et le déplacement des vestiges historiques vers les hauts de collines où sera créé un musée en plein air, avec activités nautiques et plongées sur sites archéologiques ne convainc guère.

Quant aux promesses de développement de la région … Une équipe du Financial Times s’est rendue à Belkis, à 6 heures de route d’Ilisu, submergé en 2000 par les eaux du barrage Birecik, qui engloutirent aussi le fameux site de Zeugma malgré l’émoi international. Les habitants de Belkis, relogés dans un ensemble de cubes de béton appelé le « nouveau Belkis » sont toujours aussi pauvres et guère enthousiastes sur leurs nouvelles conditions de vie : « Quand nous rêvons, dit l’un deux, tous nos rêves sont pour notre village d’avant ».

Enfin, de façon moins officielle mais très réelle, ce projet de barrage, en noyant les vallées difficiles d’accès et autres chemins de traverse, va fortement contribuer à ralentir les déplacements du PKK dans cette région située au cœur du pays kurde. Comme le déclare ouvertement le gouverneur de Batman, dans l’article du Financial Time (« Deep divide », publié le 22 Mars 2008) « après la mise en route du barrage Atatürk, [en 1990 dans la région d’Adyaman, réservoir de 815 km2] les terroristes ne sont plus passés ».

Le barrage d’Ilisu est un peu comme un serpent de mer dans la vie politique turque. Estimé à 1.2 milliards d’euros, le projet était adossé à des crédits européens. A la fin des années 1990, la maîtrise d’ouvrage est confiée à une société anglaise qui se retire sous la pression internationale. On le pense enterré mais il ressort en 2004, soutenu cette fois par 3 agences nationales de crédit à l’exportation, suisse, allemande et autrichienne qui garantissent assurances et lignes de crédit aux entreprises qui répondent à l’appel d’offre.

Ankara a 180 jours pour remplir ses obligations

En juillet 2006, le Premier Ministre Recep Tayip Erdogan pose la première pierre de l’ouvrage. Toutefois, devant la mobilisation des opposants au projet, les agences de crédit demandent au gouvernement turc de satisfaire une série de 153 critères sur des sujets sociaux, environnementaux et culturels. En septembre 2008, il apparaît que ces critères ne sont pas satisfaits et fin décembre, les agences de crédit suspendent leurs garanties entraînant la suspension des livraisons par les entreprises engagées sur le projet. La suspension est contractuellement fixée à 180 jours, délai qui doit permettre à Ankara de remplir ses obligations. Dans la négative, les contrats pourront être dénoncés.

Alors, Hasankeyif est-il sauvé des eaux ? Rien n’est moins sûr. En effet, en développant de manière unilatérale le projet GAP, la Turquie a réduit le débit du Tigre et de l’Euphrate et singulièrement indisposé l’Irak et la Syrie que ces deux fleuves irriguent du Nord au Sud. Longtemps source de conflits (et moyens de pression), la gestion des ressources hydrauliques de la région est maintenant source de discussions et de coopérations entre les trois voisins depuis deux ans. Or Ilisu reste une pièce majeure de la production d’énergie pour la région.

Les travaux de coopération entre les trois pays seront présentés au Forum mondial de l’eau (15 pays, 20 000 participants) qui se tiendra à Istanbul du 15 au 22 Mars 2009. Il semble que la guerre de l’eau n’aura pas lieu dans cette région mais à quel prix ? Pour sauver Hasankeyif, la vigilance et la mobilisation des opposants au projet ne devront pas se relâcher.

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