En Septembre dernier, Delal Dink, la fille de Hrant Dink, journaliste assassiné en janvier 2007, s’est rendu en Arménie avec sa famille, pour assister au match de football Turquie-Arménie du 6 septembre 2008. Le journal Agos a publié son témoignage.
"Je n’ai pas pu résisté, avec 14 membres de ma famille, nous sommes partis pour Hayasdan.
En flânant dans les rues d’Erevan, j’ai été surprise du changement. En effet, trois ans auparavant, j’avais découvert une ville défraîchie, triste et peu animée. Aujourd’hui, je la retrouve rajeunie et pleine de vie.
Nous montons dans un taxi pour aller nous recueillir au monument. Au cours du trajet, je ne résiste pas à l’envie de demander au chauffeur ce qu’il pense du match et de la venue de Gül en Arménie. Sa réponse est la suivante : « Le plus important est l’ouverture de la frontière. Ce sont nos gouvernants qui créent les problèmes, les communautés sauraient trouver un langage commun si on les laissait faire ». Je suis intriguée, mais qui peut-il bien être ? J’essaie d’apercevoir son visage, je n’y parviens pas.
Je gravis lentement les marches qui mènent au mémorial en souvenir des victimes du génocide. Arrivée à l’entrée du musée, impossible d’avancer. Je m’effondre en larmes sur une pierre. Je réfléchis. Je suis pourtant déjà venue ici, il y a trois ans. Mais cette fois, c’est différent. Pourquoi est-ce que je pleure autant ? Pourquoi suis-je si affectée ? N’avions-nous pas enterré mon père à Istanbul avec des centaines de milliers personnes ? Puis, je me mets à parler à mon dieu, à qui j’en veux énormément : « Je te pardonnerai, mais à une seule condition, promets moi que mon père sera le dernier. Promets-moi que des victimes de 1915, qu’il sera la dernière des deux peuples. Peut-être qu’alors, ma colère sera moins forte. »
Puis nous pénétrons dans le musée. Je suis bouleversée et déchirée en regardant les photos. Je me demande, combien de photos identiques je pourrais trouver en naviguant sur Internet de ce jour et de cet instant ? Soudain, je ressens au plus profond de moi-même, toute la force du racisme, toute la douleur de la multitude de ses victimes. Dans quel monde vivons-nous ? Ce monument, est-il seulement celui du génocide de 1915 ?
En quittant le musée, je me sens comme aimantée par le monument. Je trouve le courage d’en partir, quand quelqu’un s’approche et me dit :« nous étions des centaines de milliers, le 24 avril dernier, à déposer des fleurs au pied d’un mur sur lequel était inscrit « Malatya » . »
Je me dirige vers le centre du mémorial, je vois qu’il n’y a plus personne autour de moi. Cependant, je ne ressens aucune solitude. Une grande sérénité me gagne petit à petit. Une force invisible me pousse à aller plus loin, à rejoindre le trou central. Arrivé à son bord, j’ai l’étrange sentiment d’entendre la respiration des victimes du racisme se mêler à la mienne. Comme j’ai envie de m’allonger, de me recroqueviller et de dormir…
Nous rejoignons les amis et les collègues de mon père pour le repas. Afin d’observer pleinement tous les convives, je m’assieds en tête de table, sans aucune gêne. Le restaurateur, qui avait déjà servi mon père il y a trois ans, n’était pas loin de me nourrir lui-même. En observant la table, je me suis souvenu des derniers écrits de mon père : « Rester en Turquie, était non seulement une réelle volonté de notre part, mais aussi, une marque de respect pour tous ceux qui se battent pour la démocratie et pour les milliers de personnes, connues ou inconnues, qui nous soutiennent ». Comme je lui en veux de ne pas être parti lui aussi. Tiens, voilà ! Ils sont là tes amis et eux ils sont vivants ! Ils sont vivants parce qu’ils sont « Turcs ». Mon pauvre père, tu étais trop naïf pour comprendre que tu étais « Arménien ». Comment as-tu pu croire que tu étais comme eux, comment as-tu pu penser que tu étais leur égal ? Comme je suis en colère que tu n’aies pas compris qu’un écrivain ou qu’un intellectuel arménien n’avait pas le droit de vie en Turquie.
Comme c’est la tradition ici, chacun lève son verre à tour de rôle pour dire un mot en l’honneur d’une personne. Ainsi, j’ai appris que l’un d’eux était venu ici grâce à mon père, un autre, avec des trémolos dans la voix et les yeux humides, disait que nous devions être respectueux des douleurs de chacun. Ce soir-là, les larmes de chacun des convives gouttaient sur la table. C’est lors de ce dîner, que les arrières petits fils de Cemal Pacha m’ont administré la dernière goutte de mon remède.
Je ne peux plus résister, je me précipite hors du restaurant pour pleurer à chaudes larmes. « Mon valeureux père » me dis-je, « où as-tu pu partir en abandonnant tous ces gens ? Bien sûr que tu devais rester ! » Au cours de ce voyage, je constate que ma colère va en s’atténuant. Je me sens libérée, comme si le couvercle du bocal dans lequel je m’étais enfermée depuis ce 19 janvier et qui était sous pression, sautait tout d’un coup, ce jour-là , à Erevan. Mon cœur se gonfle. Je respire à pleins poumons, comme jamais. Est-ce l’air d’Erevan qui en est la cause, ou bien la grande beauté de Hrabarag, ou bien encore Eçmiadzin ?
Peut-être le football ? Serait-ce en fin de compte, le fait de vivre le rêve de mon père parmi ses amis, dont j’étais jalouse, parce qu’eux étaient encore vivants. Ils étaient aussi présents pendants nos moments difficiles, mais cette fois, c’est différent. Ils étaient ici pour construire le futur avec les Arméniens. Ils étaient venus emprunter le chemin de l’espoir avec mon père.
Le remède était si efficace, que le lendemain je ne me suis pas réveillée. J’ai vécu dans un rêve ..."
A suivre...