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Découvrir Orhan Pamuk, romancier turc et Prix Nobel de littérature

samedi 21 avril 2007, par Deniz Yücel Sylvestre

A l’occasion de la venue à Paris d’Orhan Pamuk, les 26 et 28 avril prochains, Turquie Européenne publie un article sur l’écrivain et son œuvre qu’une de ses membres, Deniz Yücel Sylvestre, avait écrit à l’occasion de la remise de son prix. Vous pourrez retrouver cet article sous forme « papier » dans la Revue Olusum/Genèse éditée par l’association A Ta Turquie. (Lien ci-contre à gauche)

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Orhan Pamuk
Copyright © The Nobel Foundation 2006 -
Photo : Hans Mehlin

Un turc prix Nobel, de littérature qui plus est !!! L’évènement a fait le tour de la planète, et contrairement à bien d’autres lauréats de ce même prix, a permis, partout dans le monde, une forte augmentation des ventes des livres de l’auteur de « Mon Nom est Rouge ». J’ai pu le constater avec la rencontre, en décembre, dans un gîte de la ville de Québec, d’une américaine d’origine Navajo vivant dans l’Arizona. Dès qu’elle a su que j’étais turque elle m’a félicitée pour ce prix Nobel, dit qu’elle était en train de lire « Neige » et parlé …des livres d’Orhan Pamuk ? Bien sûr que non ! Mais de l’article 301, du procès de l’écrivain, des kurdes et des arméniens. En glissant dans la conversation qu’Orhan Pamuk était à coup sûr un grand écrivain, sinon il n’aurait pas eu ce prix. C’est l’évidence, alors pourquoi parler de littérature !

Et ce type de commentaires a été très largement diffusé dans les médias occidentaux, la France ne faisant pas exception, d’autant plus que le prix a été décerné le jour même du vote par le Parlement de ce stupide projet de loi faisant un délit de la négation du génocide arménien. L’image d’Orhan Pamuk n’échappe pas à l’image de la Turquie. Qui n’échappe pas à l’image d’un pays où liberté d’expression et Droits de l’Homme ne sont pas respectés. Le tout n’échappant pas à cette vieille tradition qui veut que dans un pays quelque peu considéré comme totalitaire, l’artiste de qualité, exprimant l’universel, ne peut être qu’un dissident.

C’est vrai que la Turquie a quelques antécédents avec de possibles prix Nobel comme Nazim Hikmet, mort en exil, Yaşar Kemal, souvent emprisonné. Sans oublier Yilmaz Güney dirigeant ses films depuis sa cellule ou les journalistes trainés devant les tribunaux pour délit d’opinion. Mais la Turquie change, mais on ne peut réduire Orhan Pamuk à cela. Bien avant son prix Nobel, il était lu et reconnu en Turquie comme un écrivain majeur. Et sa dissidence n’est pas ce qui a fait son œuvre. Ses manifestations en restent bien modestes : une déclaration à un journal suisse, quelques interviews, un livre dit politique qui n’a soulevé aucune réaction en Turquie.

Sa pensée politique, sur l’Islam, le nationalisme laïc, le comportement de l’état et de l’armée à l’égard des kurdes causant dommages à la démocratie, les conditions faites aux minorités, les massacres d’arméniens, si elle est courageuse, n’en est pas pour autant originale car partagée par de nombreux intellectuels. Et je ne crois pas, pour ma part, qu’il a cherché à faire sa publicité en les proclamant publiquement, occasionnellement, profitant de l’immunité que lui donne sa notoriété, mais sincèrement, pour participer aux progrès de son pays.

Je le remercie d’avoir fait entendre, venant de Turquie, une autre voix que celle trop souvent mise en avant par les médias occidentaux. Mais je comprends, aussi, la réserve exprimée par certains et je pense, en particulier, au si touchant, si embarrassé, article de Sedat Ergin, « Türk yanım ağır bastı » publié dans Hürriyet, ne sachant choisir entre bonheur, honneur, fierté, et doute de ne voir Orhan Pamuk récompensé que parce qu’il critique son pays, emboîtant le pas de l’opinion occidentale majoritaire injustement critique envers la Turquie.

Alors, je lui demanderais, maintenant, de se montrer aussi pugnace contre les opinions européennes qui montrent la Turquie comme un pays anti-démocratique et cherchent, maladroitement, derrière ce prix, un signe « occidental ». Car pour elles, un Turc ne peut pas être comme Pamuk. Tout comme il y a peu, le pianiste Fazil Say, qui commençait à être connu en Europe, ne pouvait avoir reçu éducation et talent que de l’Europe.

J’estime que les écrivains sont les reflets de leur culture et décrivent la vie quotidienne de leur pays tout en imaginant une histoire et créant leurs héros. Ces héros ne sont-ils pas, dans la réalité, une des ces personnes qui vit quelque part dans notre pays, si familière, si comme l’un d’entre nous ? N’avons-nous pas reconnu un de nos voisins, un parent, un ami, dans l’un des fils de Cevdet bey ? Le Mémed le Mince de Yachar Kemal n’était-il pas le héros que la plupart d’entre nous aurions voulu être ou, pourquoi pas, aurions pu être ? N’est-ce pas pour cela que nous avons trouvé si attachants ces personnages ? Entre la Turquie de Mèmed le Mince et celle du « Livre Noir » beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Les Ayse d’aujourd’hui n’accouchent plus dans un coin de leurs champs, comme celle du « Testament » de Nazim Hikmet, mais la Turquie, pour nombre d’européens, reste toujours coincée entre Orient et Occident. "Le véritable trouble réside plutôt dans le fait que beaucoup d’intellectuels et de décideurs estiment qu’être à la fois en Occident et en Orient représente une maladie.

Nous sommes en effet géographiquement à la frontière entre deux mondes et notre histoire comme notre culture en découle. A mes yeux cela représente une chance. Nous avons des partis qui veulent une Turquie totalement occidentale, ou totalement turque, ou totalement islamique. Ces projets radicaux sont réducteurs. Notre richesse est au contraire d’être tout cela à la fois« , expliquait Orhan Pamuk en 2002 dans Libération. Et tout en décrivant son pays, la Turquie actuelle, telle qu’elle est, Orhan Pamuk refuse d’être un écrivain politique car, estime-t-il, l’engagement des écrivains a  »une influence négative sur leur œuvre". Alors, pour l’œuvre, que peut-on dire ?

Parlons d’abord un peu de l’écrivain.

Orhan Pamuk est né en 1952 à Istanbul dans une famille aisée. Après de études au Robert College, américain, poussé par sa famille, il entreprend des études d’architecture à l’Université Technique d’Istanbul. Etudes qu’il abandonne au bout de 3 ans pour se consacrer à l’écriture. Il se lance alors dans des études de journalisme puis quitte la Turquie durant quelques années pour l’Université de New York. En 1982, il épouse Aylin Turegenen avec qui il a une fille, Rüya, « rêve » en turc, inscrite au lycée français d’Istanbul. Ils se séparent en 2001. Il entretient avec son père une relation compliquée et le remarquable et court texte publié dans le monde sous le titre « La valise » décrit fort bien cette complexité. Ce père « francophile exacerbé, poète raté », traducteur de Paul Valéry, contraint à n’être qu’un homme d’affaires, fuit à Paris pour apercevoir la silhouette de Jean-Paul Sartre quand la vie à Istanbul lui devient insupportable. Sa bibliothèque, restée en Turquie, contribuera à la vocation du futur écrivain.

Orhan Pamuk vit à Istanbul, sur une île du Bosphore, entre Orient et Occident. Début février 2007, il aurait quitté la Turquie pour aller s’installer aux Etats Unis, se sentant particulièrement menacé après l’assassinat de Hrant Dink. Il écrit 3 pages par jour, dit-il, après les avoir longuement pensées. Il voyage, répond aux sollicitations des journalistes, donne des cours à l’Université Colombia aux Etats Unis. Sa réputation « politique » s’est faite lorsqu’il fut le premier écrivain d’un pays musulman à prendre la défense, courageuse, de Salman Rushdie. Elle s’est ensuite confortée par ses diverses déclarations sur la situation en Turquie.

Il n’a publié, depuis 1982, que 8 livres, ce qui, en 25 ans, n’est pas une production abondante mais, d’évidence, de qualité, puisqu’elle lui a valu le Nobel. Ses premiers romans étaient dans la tradition de la littérature turque. A partir du « Livre Noir » il est classé dans la catégorie des écrivains « postmodernes » (ma compétence se limitera à la mention du terme). Ses ouvrages sont traduits dans une quarantaine de langues, dont 6 en français, et il a reçu de nombreux pris, en Turquie, en France (meilleurs livre étranger en 2001 pour « Mon Nom est Rouge » , Médicis étranger en 2005 pour « Neige ») et partout dans le monde. Rapidement résumée, sa bibliographie est la suivante.

Une première nouvelle, « Obscurité et Lumière » , est écrite en 1979, œuvre dont je n’ai pas retrouvé trace.

« Cevdet bey et ses fils » , son premier livre publié en 1982, mais déjà écrit quelques années auparavant, décrit, sur trois générations, la vie d’une famille stambouliote aisée, vivant à Nişantasi, le quartier même où vit la famille d’Orhan Pamuk. Les principaux personnages sont déjà partagés entre tradition et modernité. Ce livre n’est pas traduit en français.

« La maison du silence » : (1983) Dans un petit port turc, désert l’hiver, envahi par les touristes l’été, un nain veille sur un très vielle femme habitant, à l’écart des luxueuses villas des nouveaux riches, dans une maison tombant en ruines. Ses trois petits enfants, comme chaque été, viennent passer quelques jours chez elle. Leur séjour se terminera par un drame causé autant par les conditions politiques des années 1975-1980 que par le passé de la famille.

Ce livre illustre la situation politique de la Turquie avant le coup d’état de 1980, décrit la fascination qu’a pu provoquer l’occident et les difficultés à vouloir en transposer le modèle en Turquie.

« Le Château blanc » (1985), situé dans l’Istanbul du 17e siècle, lui apporte une première notoriété. Le narrateur, un jeune italien féru d’astronomie et de mathématiques, est capturé par des marins turcs et offert comme esclave à un savant, un hoca. Maître et esclave, se ressemblent, se méfient l’un de l’autre mais ne peuvent pas se séparer. Craignant la sanction de Mehmet IV, pour lequel il a conçu une arme qui ne fonctionne pas, le Maître usurpe l’identité de l’esclave qui deviendra Maître à Istanbul.

C’est « Le Livre noir » (1990), best-seller en Turquie et en Europe, qui place Orhan Pamuk au premier plan. Dans une Istanbul enneigée, boueuse, brumeuse, un jeune avocat, Galip, part à la recherche de sa femme qui lui a laissé une lettre mystérieuse avant de disparaître en même temps que son demi-frère. A la recherche de deux êtres qu’il aime, Galip est bientôt en quête de sa propre identité, comme de celle d’Istanbul, brillante mais creusées de catacombes dans ses quartiers populaires, illuminée et superficielle dans ses quartiers occidentalisées.

« Vie Nouvelle » (1994) ou comment un roman peut transformer la vie d’étudiants. Ce livre fut le dernier à avoir été traduit en français par Münevver Andaç, la femme de Nazim Hikmet jusqu’à son exil en Russie. « Un jour j’ai lu un livre et toute ma vie a été changée ». Ainsi commence l’histoire du jeune Osman, un étudiant rationaliste, amoureux d’une jeune fille qui disparaît et dont il part a la recherche sur les routes de la Turquie profonde.

« Mon nom est Rouge » (2001) a toujours Istanbul pour cadre, cette fois à la fin du XVIe siècle : le sultan Murad III a commandé un manuscrit pour célébrer le millénaire de l’hégire. Devra-t-il être illustré à la manière traditionnelle des miniaturistes persans ou à la manière italienne utilisant perspective et représentation des personnages dans leur réalité ? Un des miniaturistes de l’atelier chargé de réaliser cette œuvre est assassiné, les autres sont menacés. S’agit-il d’un complot contre l’empire ottoman, sa culture, ses traditions, sa peinture ? Le livre est conduit comme un roman policier, comme une histoire d’amour, comme un essai sur la confrontation des cultures. Certaines phrases résonnent étonnamment, un an après l’affaire des caricatures : « Même si vous êtes persuadés, en votre for intérieur, que l’ombre du blasphème pèse en effet sur ces miniatures, vous êtes incapables de le reconnaître et surtout de le faire savoir, car ce serait donner raison aux fanatiques ».

« Neige » (2005) : Dans la ville de Kars, coupée du monde par une tempête de neige, Ka, un jeune poète revenant de son exil allemand et envoyé par un journal d’Istanbul, essaye de comprendre les raisons qui poussent des jeunes femmes portant foulard à se suicider. Il retrouve Ipek, une ancienne camarade de faculté, divorcée d’un islamiste modéré candidat aux prochaines élections. Sa situation dans cette ville, où extrémistes, religieux et politiques, s’affrontent, où son amour pour Ipek va grandissant, où l’isolement et la neige créent une atmosphère pesante, lui inspire une série de poèmes qu’il jette sur le papier au fur et à mesure des événements. L’auteur, sur les traces de Ka, cherchant à reconstituer ce que furent ses jours à Kars, les raisons de son assassinat en Allemagne, ne retrouvera pas le cahier sur lesquels ces poèmes furent écrits.

Son dernier ouvrage, « Istanbul », dont la publication en français est prévue pour 2007, est un travail poétique difficile a classer. Il combine souvenirs de l’auteur depuis son enfance jusqu’à l’âge de 22 ans, photos choisies dans l’album familial, dessins et gravures d’artistes occidentaux, photos de photographes turcs. Istanbul est une ville en noir et blanc, comme il l’a souvent représentée.

Les livres d’Orhan Pamuk décrivent une recherche, une quête : recherche d’un assassin, d’une femme, de l’amour, d’une arme terrifiante, de son identité, d’un autre soi-même. Souvent cette recherche n’aboutira pas, jamais elle n’aboutira pas quand elle se limite à vouloir faire une copie de l’occident. Le livre de miniatures de « Mon nom est Rouge » ne verra jamais le jour, comme l’encyclopédie du vieil humaniste de « La Maison du Silence » enfermé dans son bureau sans autres contacts que celui des livres venus de France. Galip ne retrouvera sa femme, Pamuk ne retrouvera pas les poèmes de Ka, le Maître « du Château blanc » ne mettra pas au point son arme redoutable. Et à chercher sa propre identité on en vient, parfois, à la perdre et à prendre celle d’un autre : l’esclave prendra la place du Maître, Galip écrira les chroniques de son beau-frère, les miniaturistes veulent peindre comme les maîtres, tantôt persans, tantôt vénitiens. La même histoire est racontée par différents narrateurs (la Maison du Silence, Mon nom est rouge) mettant en évidence la complexité des rapports humains et la diversité possible des points de vue. Les discussions sont savantes, tendues, opposant arguments religieux, politiques, artistiques. Les personnages sont à la recherche d’une vérité, d’une origine, d’un avenir, toujours balançant entre Orient et Occident.

Avec ce Nobel, Orhan Pamuk est-il un écrivain turc ou un écrivain occidental ? La question pourrait n’avoir pas de sens si l’on se réfère à sa propre définition de l’identité turque, mélange des cultures. Quand on accepte cette définition et lorsque l’on connaît la Turquie et les turcs, leur histoire, c’est bien ce pays et ses habitants que décrit Pamuk. Bien loin des dépliants touristiques montrant un caïque sur une mer bleue dans une baie paradisiaque, des pigeonniers de la Cappadoce, des buffets des hôtels 5 étoiles, de leurs danseuses du ventre. Loin aussi des personnages de Yachar Kemal, acteurs d‘une Turquie encore rurale, lumineuse, voyant disparaître un ordre ancien, et capable produire de mythiques héros.

De plus en plus loin de la Turquie laissée il y a 30 ou 40 ans et de son image figée dans les mémoires des immigrants venus en Europe. La Turquie d’Orhan Pamuk est urbaine, en noir et blanc et ses héros ne sont en lutte qu’avec eux-mêmes. C’est une Turquie coupable d’abandonner ses traditions, cherchant ce qui peut en rester, ce qui pourrait en être restauré. C’est la Turquie d’Uzak, de Bilge Ceylan. Cette Turquie décrite avec minutie, est aussi celle que je connais, celle des appartements familiaux avec leurs sonnettes toutes identiques, leur décoration, la façon d’y recevoir et les interminables discussions qui s’y tiennent, celle des cafés, des chroniques. Cette Turquie est vue par un œil turc, déchiffrée par la culture turque. On est toujours dans un temps qui n’en finit pas de finir, regardant vers l’Orient et vers l’Occident, vers le passé et vers l’avenir, vers le religieux et vers le laïc, vers la démocratie et vers le coup d’état. Ce regard est nostalgique mais il n’empêche pas d’agir. L’action est forte mais son résultat reste aléatoire. Indiscutablement, pour moi, Orhan Pamuk est un écrivain turc.

Deniz Sylvestre
Carcassonne, le 06 février 2007

Découvrir Orhan Pamuk : je conseillerais de commencer par le gros pavé « Mon Nom est Rouge », parfois difficile, mais faisant entrer dans l’univers de Pamuk par un roman policier, un roman d’amour, un suspense. Attaquer ensuite « Le Livre Noir » ou « Neige » puis compléter sa connaissance avec « La Maison du Silence », « Le Château Blanc », « Vie Nouvelle », « Istanbul ». En attendant la traduction de « Cevdet Bey et ses Fils » !

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