Crise dans le Caucase, différend douanier avec la Russie, déplacement d’Abdullah Gül en Arménie, sommet quadripartite de Damas… l’armée turque s’exprime peu sur la politique internationale actuellement. Elle se montrait plus prolixe il n’y a pas si longtemps.
Certes, le général Büyükanıt, le prédécesseur d’İlker Başbuğ, au commandement suprême de l’armée, est intervenu récemment sur la question du passage dans les détroits, mais surtout pour dire que le Traité de Montreux avait été respecté à la lettre et qu’il n’y avait pas lieu de polémiquer sur la question. Est-ce à dire que « la grande bavarde » a perdu sa voix pour devenir enfin « une grande muette » ? Pour se convaincre du contraire, il suffit de se souvenir que son nouveau chef d’état major, İlker Başbuğ, et le nouveau chef de ses forces terrestres, Isık Koşaner, ont prononcé, lors de leur intronisation, à la fin du mois d’août, des discours revendiquant le droit de l’armée à continuer à exercer une influence sur la vie politique turque (cf. note édition du 3 septembre 2008). Mais actuellement, ce souci paraît plus concerner les questions de politique intérieure que les derniers développements, pourtant particulièrement importants, de la politique étrangère turque. Ainsi la première semaine de l’ère Başbuğ, aura été marquée par deux interventions symboliques de l’armée dans les affaires intérieures turques : le déplacement du nouveau chef d’état major dans le sud-est et la visite rendue par le lieutenant général, Galip Mendi, à deux généraux à la retraite incarcérés dans le cadre de l’affaire « Ergenekon ».
En premier lieu le général Başbuğ, a visité le sud-est de la Turquie, les 4 et 5 septembre derniers, se rendant notamment à Malatya, Diyarbakir et Van. Le général a non seulement rencontré les autorités politiques de la région, mais aussi des responsables économiques et associatifs, en se payant même le luxe, à Van, d’un bain de foule en pays kurde. Estimant notamment que Diyarbakir n’était pas à la place qu’elle méritait, accusant le PKK d’être la cause du sous-développement de cette partie du sud-est, İlker Başbuğ a expliqué que la lutte engagée contre « le terrorisme » n’était pas qu’un problème militaire, mais qu’elle devait s’accompagner d’un effort résolu pour améliorer la situation économique de la région, élever le niveau de vie de ses habitants et ouvrir des perspectives à sa jeunesse. Cette démarche rejoint une approche globale de la question kurde déjà développée précédemment par l’armée. On se souvient notamment que le général Büyükanıt avait insisté, au cours de son mandat à la tête des forces armées, sur la dimension économique et sociale de la question kurde, soulignant même la nécessité pour Diyarbakir d’avoir un grand club de football. À bien des égards, cette analyse rejoint celle des autorités civiles pour qui la question kurde a toujours été un problème de développement, avant d’être un problème politique. Le gouvernement de l’AKP ne déroge pas à la règle puisqu’il a annoncé récemment un projet d’investissements massifs dans la région. Il n’a d’ailleurs pas réagi défavorablement au déplacement du nouveau chef d’état major dans le sud-est.
La visite du général Başbuğ survient cependant dans un contexte particulier. Depuis près d’un an, l’armée turque est intervenue dans le sud-est, menant en outre de nombreuses actions dans le nord de l’Irak contre les bases arrière du PKK, sous l’autorité justement du général Başbuğ, alors commandant en chef de l’armée de terre. Au moment où cet engagement s’atténue et où le général Başbuğ vient d’être appelé à d’autres fonctions, cette visite avait, à bien des égards, valeur de bilan. Il reste qu’à l’heure où le contexte international devient de plus en plus prégnant dans cette région, il n’est pas certain que cette approche économiste et ce genre d’offensives de charme suffisent à éluder la dimension politique du problème kurde qui reste l’une de ses données incontournables.
En second lieu, alors qu’il s’apprêtait à visiter le sud-est, le général Başbuğ a, par ailleurs, accompli un autre geste symbolique, en envoyant le commandant de la garnison de Kocaeli, le lieutenant général Galip Mendi, rendre visite à deux des militaires à la retraite, arrêtés dans le cadre de l’affaire « Ergenekon » et incarcérés à la prison de Kandıra : les généraux Şener Eruygur et le Hurşit Tolon. Ces deux anciens militaires de haut rang avaient été arrêtés, en juin dernier, alors même que la crise ouverte par la procédure visant à faire interdire l’AKP battait son plein. Ce nouveau « coup de filet » de l’enquête « Ergenekon » avait également touché un journaliste de « Cumhuriyet » et le président de la Chambre de commerce d’Ankara. Le général Eruygur étant par ailleurs le leader de l’association de la pensée kémaliste, qui fut à l’origine des grandes manifestations laïques de l’année dernière, de nombreux commentateurs avaient alors estimé que les arrestations menées dans le cadre de l’enquête « Ergenekon » prenaient l’aspect d’une riposte du gouvernement à la procédure menaçant l’AKP dans son existence (cf. nos éditions du 2 et 9 juillet 2008). Eu égard à ces développements, le premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan, a préféré commenter la visite rendue aux généraux Eruygur et Tolon, avec prudence, en disant qu’il s’agissait sûrement d’une démarche ayant un objet humanitaire. Les forces armées ont pourtant été plus explicites, en publiant sur leur site Internet, un communiqué précisant que cette visite était très officiellement effectuée en leur nom. On sait la valeur symbolique qu’a pu prendre depuis le 27 avril 2007, ce genre de e-communiqué… Il n’est donc pas étonnant que la nouvelle ait rapidement fait la une de la presse quotidienne, qui a analysé l’événement comme une tentative des militaires de faire pression sur les autorités civiles. Pour certains commentateurs avertis, la visite à la prison de Kandıra doit être comprise comme un message des forces armées au gouvernement, signifiant à ce dernier qu’à la différence de son prédécesseur, le nouveau chef d’état major a décidé de suivre de très près les développements de l’affaire « Ergenekon » et d’être, le cas échéant, beaucoup plus interventionniste. Le général Başbuğ avait d’ailleurs mis en cause, la veille, la réalité même des fondements de cette affaire.
Quoiqu’il en soit, les deux événements, qui ont marqué la première semaine de la prise de fonctions d’İlker Başbuğ, confirment l’impression laissée par son discours d’intronisation, le 28 août dernier. Alors que la Turquie prend une dimension nouvelle dans un contexte régional en pleine mutation, l’armée reste plus que jamais tournée vers les affaires intérieures du pays.