Saisissant l’occasion de la présence de Nicolas Sarkozy à Damas, la Syrie a provoqué, le 4 septembre dernier, la tenue d’un sommet quadripartite rassemblant, en outre, le Qatar, qui a parrainé, en mai dernier, l’accord de Doha mettant un terme à la dernière crise libanaise, et la Turquie, qui supervise les négociations indirectes, entre la Syrie et Israël.
Pour la Syrie, qui a encore pris le parti de la Russie dans le conflit géorgien, comme au bon vieux temps de la guerre froide, cet événement revêt avant tout une dimension symbolique de première importance. Après la participation de Bachar El Assad, au sommet inaugural de l’Union pour la Méditerranée et sa participation dans la foulée aux festivités du 14 juillet dernier, à Paris, l’organisation de ce sommet quadripartite « pour la stabilité et le dialogue » a montré que Damas entend rompre définitivement un isolement international dans lequel elle a été placée, suite à l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais, Rafic Hariri, et du fait des liens privilégiés qu’elle entretient avec l’Iran et le Hezbollah libanais. La Syrie n’entend pas remettre en cause ces liens, mais les nouveaux rapports qu’elle a noués avec la Turquie et plus généralement son aspiration à l’ouverture, dont ce sommet témoigne, lui permet en tout état de cause d’équilibrer une relation vieille de 30 ans avec Téhéran qui a déséquilibré sa diplomatie.
Paradoxalement, cette nouvelle posture syrienne a rejoint la nouvelle stratégie française au Proche-Orient que le sommet de Damas consacre à bien des égards. Prenant le contrepied de la présidence précédente, qui avait tourné le dos à la Syrie depuis 5 ans et à plus forte raison, après l’assassinat de Rafik Hariri (un ami personnel de Jacques Chirac), Paris pense que la résolution de la crise du Proche-Orient passe actuellement par Damas. Ce pari audacieux se base sur la conviction qu’une stabilisation des relations syro-libanaises et l’ouverture de négociations entre la Syrie et Israël pourraient avoir des effets particulièrement positifs pour l’ensemble de la région. Cette analyse ne repose pas que sur des vœux pieux. En premier lieu, l’amélioration des relations syro-libanaises s’est concrétisée par la visite, en août dernier à Damas, du président libanais Michel Slimane.
Cette visite permet d’espérer qu’avant la fin de l’année les deux pays pourront enfin nouer des relations diplomatiques officielles, ce qui constituerait un événement historique, Damas n’ayant, on le sait, jamais vraiment accepté l’existence du Liban, depuis la fin du mandat français.
En second lieu, par l’intermédiaire d’Ankara, depuis 2004, Israéliens et Syriens ont secrètement renoué des contacts interrompus en 2000, après l’échec d’un processus de négociations se déroulant sous l’égide de Bill Clinton, et tenu quatre rencontres officieuses depuis avril 2008, en Turquie. La dernière de ces rencontres devrait avoir lieu dans la deuxième quinzaine de septembre, à Istanbul, et ouvrir sur des négociations directes entre les deux Etats. En dernier lieu, la Syrie pourrait user de son influence sur le Hamas et ainsi favoriser peut-être un déblocage du conflit israélo-palestinien. Toutefois, dans l’importance qu’elle accorde à la Syrie, il est sûr que la France n’a pas en tête que la stabilisation, voire la résolution de l’interminable conflit du Proche-Orient. Elle entend aussi et surtout éloigner Damas de Téhéran et accroître l’isolement de l’Iran dans le contexte actuel de la crise nucléaire. Il est sûr que cette ambitieuse stratégie française dépend aussi de l’attitude américaine et du prochain résident de la Maison Blanche. Mais, force est de constater que Paris se tient prêt à jouer un rôle de premier plan aux côtés de Washington, si la prochaine administration américaine décide de reprendre ces dossiers avec une réelle intention d’aboutir à des résultats.
La présence du Qatar, qui préside actuellement le Conseil de coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Koweït, Emirats arabes unis, Qatar, Bahreïn, Oman), à ce sommet tripartite peut surprendre ; elle s’explique en réalité par le souci des pays arabes modérés d’améliorer le statut de la Syrie au sein même du monde arabe et rejoint en fait la préoccupation française de perturber l’axe Damas-Téhéran. La Syrie reste marginalisée au sein du monde arabe, ce qu’a bien montré encore l’absence de nombreux chefs d’Etats, au sommet de la Ligue arabe, organisé à Damas en mars dernier. Il faut dire que le régime de Damas est suspect pour ses voisins arabes. Pays à majorité sunnite mais dirigé par sa minorité alaouite, la Syrie a été jusqu’au bout l’alliée des Soviétiques alors même que nombre d’Etats arabes avaient basculé en faveur de Washington, y compris l’Egypte avec laquelle Damas a d’ailleurs une relation difficile, depuis la période nassérienne. De surcroît, la Syrie a actuellement des relations privilégiées avec les Iraniens chiites dont la montée en puissance dans la région n’inquiète pas que les Occidentaux et elle est détestée par une partie des Libanais, notamment par la communauté sunnite libanaise dont elle est suspectée d’avoir assassiné l’ex-leader, Rafik Hariri.
Au sein du monde arabe, le Qatar et les monarchies du Golfe ont compris que l’isolement de Damas était néanmoins largement contreproductif et dangereux. Mis en quarantaine par la communauté internationale, suspect aux yeux du monde arabe, ce pays qui n’a jamais retrouvé la place qui doit être la sienne au Proche-Orient, depuis la fin du monde bipolaire, reste, en effet, résolument tourné vers l’Iran, l’autre grand paria de la région. Pour rompre le cercle vicieux de cet isolement, il faut donc offrir à Damas une alternative. C’est ce à quoi s’est employé le Qatar en travaillant notamment à convaincre la France de renouer avec la Syrie. Ainsi, l’on peut penser que le Qatar représentait aussi, à Damas, le monde arabe sunnite modéré, très inquiet de la montée en puissance de l’Iran. De façon significative, à Djeddah, deux jours avant le sommet quadripartite, les six monarchies arabes du Golfe ont signé un accord destiné à renforcer leur coopération avec la Turquie dans les domaines politique, militaire et économique, après avoir condamné le même jour une initiative de l’Iran renforçant sa présence administrative sur Abou Moussa, un île du Détroit d’Ormuz qui est l’objet d’un contentieux entre Téhéran et les pays du Golfe, depuis le début des années 70.
Isolée, la Turquie l’a longtemps été, pour sa part, et l’on peut penser qu’elle comprend bien ce que l’ouverture sur le monde peut apporter à son voisin syrien. Pour l’heure la relance des relations bilatérales avec la Syrie a déjà largement été profitable à Ankara qui a privé ainsi le PKK d’un pays qui a longtemps été son premier soutien. Damas, avec laquelle les relations d’Ankara se sont progressivement réchauffées, au cours de la dernière décennie, a expulsé, Abdullah Öcalan, le leader rebelle kurde dès 1999 (ce qui a permis par la suite son arrestation par les Turcs). On a pu mesurer le chemin parcouru, lorsque la Turquie a commencé à s’attaquer aux bases arrières du mouvement kurde dans le nord de l’Irak, l’an dernier, en voyant Bachar El Assad en personne juger cette action légitime et considérer que les Turcs avaient « le droit de se défendre ». Mais c’est surtout depuis qu’elle a favorisé le rapprochement syro-israélien que la Turquie s’est mise à jouer un rôle de premier plan, tant pour l’Occident que pour le monde arabe, accréditant en fait la pertinence du rôle de grand médiateur régional qu’Ankara revendique désormais. Coupée du monde arabe au début de la guerre froide avant d’entreprendre un laborieux rapprochement dans les décennies qui suivront, la Turquie, s’est progressivement défaite au cours des dernières années de sa réputation de cheval de Troie des Etats Unis et d’Israël dans la région et, depuis l’arrivée d’Abdullah Gül à la présidence, elle mène, sur tous les fronts, une série d’offensives diplomatiques remarquées. Force est de constater que cette stratégie commence à porter ses fruits. En quelques jours, cet activisme diplomatique a valu à Ankara plusieurs « satisfecit » appuyés venant tant du monde arabe modéré que de l’UE. À Djeddah, le 2 septembre 2008, après la signature de l’accord entre Ankara et les monarchies du Golfe que nous évoquions précédemment, le chef de la diplomatie qatari, Cheikh Hamad, a souligné le rôle bénéfique de la Turquie dans la région en dépit des relations que celle-ci entretient avec Israël, en estimant même que « ces relations peuvent aider à établir la paix au Proche-Orient » et que les récentes « manœuvres militaires turco-israéliennes n’étaient pas dirigées contre les pays arabes ». À Damas, le 4 septembre dernier, Nicolas Sarkozy, par ailleurs adversaire résolu de l’adhésion de la Turquie à la UE, a, pour sa part, déclaré : « Je veux dire, comme je l’ai indiqué au président syrien Bachar el Assad, combien la France soutient l’effort de la diplomatie turque dans les négociations indirectes entre Israël et la Syrie. » Et le président français, qui exerce actuellement la présidence de l’UE, a même ajouté : « Les Turcs ont fait un travail remarquable et c’est toute l’Europe qui est reconnaissante envers la Turquie de cette action qu’ils ont engagée. » Le même jour, la même présidence française, par la voix du porte-parole du Ministère français des affaires étrangères, a salué l’annonce du déplacement du président Abdullah Gül en Arménie, en le qualifiant « d’historique » et « saisi cette occasion pour marquer son grand intérêt pour l’initiative turque de plateforme de stabilité et de coopération pour le Caucase ». Après cette proposition turque pour le Caucase, l’accord de Djeddah, le sommet quadripartite de Damas, le déplacement d’Abdullah Gül à Erevan et son retentissement sont arrivés ainsi à point nommé pour amplifier les effets de ce qu’on peut appeler désormais la nouvelle politique étrangère turque. Le commissaire européen Olli Rehn a, en outre, estimé, le 6 septembre 2008, que les efforts de la Turquie pour enrayer les conflits autour d’elle, devrait « réduire » les réticences des pays qui ne sont pas favorables à son adhésion à l’UE.
À son retour de Damas, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan a souligné la portée de ces multiples développements et estimé que la Turquie était un pays dont le rayonnement diplomatique est reconnu et apprécié, au Moyen-Orient. « Les pays de la région nous croient désormais. Nous avons commencé à agir depuis un certain temps et beaucoup d’entre eux pensent que nous pouvons jouer un grand rôle au Moyen-Orient », a-t-il déclaré, après avoir fait la synthèse des travaux du sommet tripartite et rappelé les louanges dont son pays avait été l’objet, à cette occasion. Le déroulement de l’ultime rencontre indirecte entre la Syrie et Israël qui, selon le premier ministre turc, doit se tenir, les 18 et 19 septembre 2008, à Istanbul, devrait consacrer le succès de la stratégie d’Ankara. Cette réunion reste néanmoins soumise à certains aléas découlant des remous de la politique intérieure israélienne, puisqu’initialement prévue pour le 7 septembre, elle a été finalement reportée, en raison de la démission de Yoram Turbowitz, l’un des négociateurs israéliens. Mais l’incertitude vient surtout du devenir du premier ministre israélien, Ehoud Olmert qui, impliqué dans des scandales, a annoncé qu’il démissionnerait, le 17 septembre prochain, à l’issue d’une élection qui doit se tenir au sein de son propre parti (Kadima), pour lui trouver un successeur. « Nous attendons ce vote pour définir l’avenir du processus », a déclaré le président syrien, lors du sommet quadripartite.
Il est vrai qu’en la matière la situation politique israélienne fait malgré tout peser une incertitude sur l’issue des pourparlers indirects engagés. Au delà même de la conjoncture actuelle et du problème de la succession d’Ehoud Olmert, le système politique israélien, où l’armée occupe une place centrale et où la proportionnelle intégrale survalorise de petits partis nationalistes, gênent les décideurs politiques, lorsqu’ils doivent prendre les décisions politiques difficiles que nécessite l’éventualité d’une paix avec les voisins arabes. L’équation est, à cet égard, beaucoup plus simple dans un régime autoritaire comme la Syrie, même si, ici aussi, préparer l’opinion publique à l’éventualité d’une paix avec l’adversaire ne sera pas une mince affaire.