C’est drôle comme ceux qui s’agitent contre la Turquie expriment des contrevérités identiques et de manière péremptoire comme s’ils connaissaient vraiment ce pays et son passé, au-delà de fantasmes qui se traduisent en slogans.
A les écouter, on dirait que depuis plus de quarante ans, les gouvernements des pays de la Communauté et de l’Union européennes (UE) se sont trompés sur la Turquie et persistent dans l’erreur, non seulement pour ce qui concerne les relations avec la Turquie mais aussi dans la perception même de ce pays. Et qu’eux, les tenants de la seule vérité, essayent de réparer la faute en dévoilant enfin les horreurs que nourrit le peuple turc. Toutefois, à regarder de près leurs arguments, on se demande parfois s’ils prennent les enfants du bon dieu pour des canards sauvages !
Déjà, au 19e siècle, les manuels de géographie en France désignaient la place de l’Empire Ottoman en Europe ; sur le plan politique, cet Etat faisait d’ailleurs partie du “Concert des nations européennes”. Pour bien comprendre les relations de l’Empire Ottoman avec l’Europe occidentale, il faut d’abord lire des historiens comme Fernand Braudel ou d’autres plus contemporains, dont l’expertise en la matière est reconnue.
Quant à la comparaison de l’intégration de la Turquie à l’UE à celle, allègrement proposée par M. Dupont-Aignan, de l’adhésion de l’Espagne à l’Organisation des Etats Africains, il faut poser les questions suivantes : l’Espagne est-elle membre fondateur, pour ce qui concerne l’Afrique, d’une institution comparable au Conseil de l’Europe ? De même, l’Espagne est-elle membre d’une organisation africaine similaire à l’Otan depuis plus d’un demi-siècle ? Or, la Turquie est non seulement membre fondateur du Conseil de l’Europe depuis 1949 mais aussi membre de l’Otan depuis 1952.
Il est un fait que les membres de l’Union Européenne ne doivent pas avoir de litiges frontaliers. C’est le cas de la Turquie dont les frontières sont définitivement délimitées et fixées depuis de longues décennies.
Un autre point : le code de la citoyenneté turque et son application sont très clairs, et il est tout à fait faux de prétendre qu’Ankara accorde la nationalité turque sur simple demande aux ressortissants des anciennes républiques soviétiques, qu’ils soient turcophones ou pas. Là aussi, M. Dupont Aignan a été mal renseigné ou, peut-être, ne fait-il que répéter des propos tenus sur les plateaux de télévision par un personnage trouble dont l’islamophobie notoire et viscérale constitue la raison véritable du combat contre l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne ? La rigueur qui sied à un homme politique aurait dû lui imposer de vérifier ces allégations avant de les avancer comme arguments.
Parlons aussi de la laïcité. Le fait que le parti au pouvoir ait des sensibilités conservatrices paraît offrir un argument de taille aux turcophobes. Montrer l’armée comme le seul garant de la laïcité en Turquie constitue non seulement une insulte à la raison, mais également à tout un peuple. L’armée turque est composée de 700.000 conscrits. Ces femmes et ces hommes sont tous issus de la société turque. Si les chefs de l’armée étaient le seul rempart contre la charia, ils auraient eu bien du mal à contrôler ces 700.000 jeunes qui font leur service militaire. Ouvert aux conscrits, l’armée prépare-t-elle alors des soldats qui se recycleraient comme des combattants islamistes une fois leur service militaire terminé ? N’est-ce pas ridicule ? Comment voulez-vous qu’un peuple qui a inscrit la laïcité dans sa Constitution bien avant qu’elle ne l’ait été en France et dont la vie en société est régie par un code civil depuis 1926, veuille s’abandonner à la charia ?
M. Dupont-Aignan, en tant que spécialiste reconnu et renommé de la Turquie (!), prétend avec des superlatifs que seules des élites « extrêmement minoritaires » se revendiquent de la laïcité. Quelle contrevérité ! Quelle méconnaissance de la société turque ! Un tel argument ne résiste pas une seconde à une analyse politique et sociologique honnête. Etre réfractaire à l’ouverture des négociations avec la Turquie d’une manière rationnelle implique de s’opposer à la Turquie avec des faits et des arguments qui tiennent debout. Etre l’ami de la Turquie, c’est essayer au moins de voir la vérité. Et quelle étrange conception de l’amitié que celle qui consiste à offrir un humiliant strapontin à un de ses plus anciens amis quand des invités de la dernière heure se voient offrir des fauteuils ! Ce discours n’est pas du tout celui qu’on devrait tenir si l’on avait un rien de respect pour l’histoire, pour la raison et pour soi-même.
On est en droit de se demander si M. Dupont Aignan n’est pas finalement un fervent défenseur masqué de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ? Car, ses arguments erronés et biaisés, d’une pauvreté affligeante, ne peuvent que desservir la cause de ceux qui s’opposent à ce projet. Lequel est-il sérieusement réversible, au mépris de tous les engagements passés, ou irréversible ?
Reynald Beaufort
Président de Turquie Européenne
Article à l’origine de cette réponse :
EUROPE Au moment où les Pays-Bas prennent la présidence de l’Union pour six mois
Turquie : il n’y a rien d’irréversible
PAR NICOLAS DUPONT-AIGNAN *
[02 juillet 2004]
En déclarant à Ankara lors du sommet de l’Otan que « le mouvement conduisant à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne est irréversible et au total souhaitable », Jacques Chirac met le peuple français devant un fait accompli inacceptable et dangereux.
En engageant la France, sans même envisager de consulter les Français, le président de la République tourne le dos aux principes fondateurs de la Ve République qui voulaient que les choix décisifs pour l’avenir du pays soient ratifiés par référendum. De surcroît, l’entrée de la Turquie dans l’UE n’a jamais fait l’objet d’un débat au Parlement, ni figuré dans un programme présidentiel. Prendre prétexte de la continuité de la politique française depuis le rapprochement initié par le général de Gaulle avec la Turquie pour favoriser son adhésion est un contresens car, à cette époque, l’Union européenne n’avait rien à voir avec l’ensemble intégré qu’elle est devenue aujourd’hui.
On peut d’ailleurs refuser l’entrée de la Turquie en Europe sans pour autant nier l’importance de ce pays dans l’équilibre géopolitique du continent européen, ni bâtir avec lui un partenariat solide, comme on le fait par exemple avec le Maghreb.
Reconnaître comme irréversible l’entrée de la Turquie revient, moins d’un mois après l’élection du Parlement européen, à balayer d’un revers de la main la position de tous les partis politiques de la majorité et plus largement d’une grande majorité de Français. Au moment où les Français sont de plus en plus las de cette Europe qui se construit sans eux, voire contre eux, il est dangereux pour la santé démocratique de la France de vouloir une fois de plus passer en force. L’histoire a amplement démontré qu’il est vain de vouloir gouverner contre le peuple.
Si vraiment les chefs d’Etat et de gouvernement sont si sûrs de l’utilité de l’entrée de la Turquie dans l’UE, pourquoi ne font-ils pas alors valoir leurs arguments devant les peuples souverains ? C’est tout le sens de la pétition nationale « Un million de signatures pour un double référendum » que vient de lancer Debout la République. La perspective de l’entrée de la Turquie dans l’Union s’inscrit en effet dans le cadre de la future Constitution qui asseoit la représentation des Etats au prorata de la population. Dans vingt ans la Turquie aura près de 100 millions d’habitants et détiendra ainsi près de 20% des droits de vote du Conseil européen loin devant la France.
Comment considérer comme « européen » l’ancien empire ottoman, situé pour l’essentiel hors de notre continent ? A l’évidence, intégrer la Turquie à l’Europe serait aussi pertinent que d’encourager l’Espagne à adhérer à l’Organisation des Etats Africains ! Nier à ce point la géographie, c’est prendre le risque d’une grave déstabilisation de l’Union. La dynamique nationale turque est d’ailleurs au moins autant tournée vers l’Asie centrale turcophone (au point qu’Ankara accorde sur simple demande aux ressortissants de ces anciennes républiques soviétiques la nationalité turque) que vers la Méditerranée.
Souvenons-nous aussi que l’histoire commune turco-européenne, si souvent invoquée par les partisans de l’adhésion, a essentiellement été placée sous le signe d’une expansion militaire et religieuse que les Européens n’ont définitivement refoulée qu’à l’extrême fin du XIXe siècle !
La démographie turque ne rapproche pas davantage ce pays des nations d’Europe : outre qu’elle compte de nombreuses communautés émigrées dans l’Union (qui fausseraient la donne électorale dans les pays d’accueil en cas d’adhésion), la Turquie n’a toujours pas délimité ses frontières et refuse de reconnaître le génocide arménien.
Quant à la question essentielle de la laïcité turque, elle est beaucoup plus ambiguë qu’elle n’y paraît : d’un côté, celle-ci est imparfaite et précaire (elle constitue une sorte de concordat, par nature révocable), de l’autre, seules des élites extrêmement minoritaires s’en revendiquent. En fait, cette quasi-vitrine laïque ne tient que par la volonté de l’armée, au détriment de la bonne santé démocratique du pays. La victoire électorale récente des islamistes, qui sont loin de chérir la modernité occidentale malgré leurs dénégations, est emblématique de ce dilemme...
Pourquoi alors l’entêtement de certains dirigeants européens ? Hétéroclites comme toutes les justifications qui étayent les mauvaises causes, les raisons ne manquent pas : routine d’une construction européenne « au petit bonheur la chance » fondée sur l’inconséquence de la fuite en avant, opportunisme électoral (Schröder), acharnement à diluer l’UE dans l’Otan (Angleterre et Etats-Unis), posture bien-pensante qui consiste à brandir un universalisme détourné pour cacher une incapacité morale à assumer les différences... Mais, dans ces conditions, pourquoi ne pas proposer conjointement des négociations d’adhésion à l’Ukraine, à la Biélorussie, à la Moldavie, à Israël et aux pays arabes du pourtour de la Méditerranée ? Le temps n’est-il donc pas venu, au contraire, de reconnaître l’erreur du sommet d’Helsinki, qui a malencontreusement ouvert la voie de l’adhésion turque ?
Etre l’ami de la Turquie (ce qui est le cas de la France) consiste à lui dire la vérité et à lui proposer une solution alternative : celle d’un partenariat nouveau permettant à ce grand pays de jouer pleinement son rôle à la charnière de l’Europe, de l’Asie et du Proche-Orient.
Les peuples de l’Union, qui prennent aujourd’hui toute la mesure de l’enjeu européen, veulent désormais avancer les yeux ouverts et les pieds sur terre. Aussi, si le débat turc leur était confisqué, gageons qu’ils se le réapproprieraient lors des référendums sur la ratification du futur traité sur les institutions de l’Union.
* Député UMP de l’Essonne ; président de Debout la République.