L’actuelle société turque se caractérise par la recrudescence d’un nationalisme exacerbé, que d’aucun pourrait juger comme un frein au processus de modernisation du pays.
Il ne s’agit pas, ici, d’en faire une critique ni une apologie, mais plutôt de revenir sur ses causes, ses origines. Car il n’y a pas si loin encore, la Turquie n’était qu’une province dans un empire plus vaste, qui se caractérisait par son multiculturalisme, son pluri-ethnisme, et même sa pluralité confessionnelle. Le « Turc nationaliste » n’est donc pas une figure atemporelle ; bien au contraire, son existence est le fait d’une situation politique et sociale particulière, qui connaît des évolutions au cours du temps, sur lesquelles nous allons maintenant revenir brièvement.
La naissance du nationalisme turc remonte à l’époque kémaliste (bien que le mouvement de pensée ait été amorcé plus tôt, à un moindre degré). En effet, lorsque le fondateur de la République turque, Mustafa Kemal dit Atatürk, annonça au début du vingtième siècle les principaux axes de sa politique, ses « six flèches » d’après l’expression turque, figurait tout naturellement le nationalisme. Tout naturellement parce qu’en ce début de siècle, la modernité s’exprimait à travers la création d’un Etat-nation. C’était même une étape nécessaire pour un pays qui avait connu le démantèlement de son empire, les revendications ethnico-nationales de ses anciennes provinces, et qui désormais se retrouvait limité essentiellement à ses seuls territoires anatoliens. Tout naturellement aussi, parce que les élites politiques et intellectuelles de la toute nouvelle République avaient été éduquées sur le modèle européen, français notamment. Rappelons-nous qu’en ce début de vingtième siècle, le nationalisme était une composante très forte de la société française, allemande ou anglaise, italienne, etc. Or, ayant choisi de mettre à bas toutes les composantes de l’ancienne société ottomane (empire, califat, etc.), Mustafa Kemal se voyait obligé de créer les bases qui définiraient la nation turque, constituée de toute pièce. Le nationalisme trouva là toute son importance. Ainsi, lui-même et ses successeurs, se réclamant de lui, menèrent une politique d’exaltation de la nation turque, et de tout ce qui était turc : la langue, l’histoire (pré-ottomane), le soutien envers les pays ou peuples turcs, hors des frontières de l’Etat turc, etc. Notons également qu’à cette époque, ce nationalisme se distinguait complètement de la religion, et associait étroitement une politique de modernisation du pays : modernisation et laïcité sont deux des autres points fondamentaux de la politique kémaliste.
Or, malgré les troubles politiques que connut le pays par la suite au cours du vingtième siècle, la volonté nationaliste de l’Etat ne se démentit pas. Jusqu’à ces dernières années, tous les groupes politiques au pouvoir se réclamaient du kémalisme, défendu par ailleurs par l’armée. A cet effet, l’Etat turc veilla sans discontinuité à l’éducation nationale de ses citoyens : aujourd’hui encore, les jeunes Turcs apprennent, au cours de leur scolarité, une histoire ‘nationalisée’ de leur pays, qui met en exergue, entre autre, la grandeur de leur nation, les menaces auxquelles celle-ci fut confrontée, menaces qui ne furent pas fictives.
En effet, l’Etat dut faire face aux risques engendrés par l’expansion soviétique, qui jouxtait sa frontière et menaçait de l’incorporer, aux revendications nationalistes des Etats nés du démantèlement de l’empire ottoman (notamment la Grèce, Chypre, Bulgarie, etc.), aux troubles qui suivirent la création de l’Etat d’Israël, enfin, aux revendications ethnico-culturelles et/ou religieuses à l’intérieur même de ses terres… Tout ceci s’ajoutait au fait que la Turquie était devenu un pays uni-culturel et uni-religieux, à compter de l’échange de population entre la Grèce et la Turquie, dans la première moitié du vingtième siècle ; ce phénomène favorisa la naissance d’une communauté unifiée autour d’un sentiment d’appartenance à une même nation. Tout cela permit à la Turquie de se créer une identité turque propre, de se définir en tant qu’Etat-nation, la population faisant bloc derrière son Etat chaque fois que celui-ci était menacé (ce que les hommes politiques surent très bien exploiter). Mustafa Kemal pouvait se féliciter de la réussite de son objectif : il avait constitué une Turquie « turque », et avait donné naissance à une société « nationaliste », dans toutes les acceptions du terme, dans une période temporelle relativement courte.
Islamisme et « impérialisme »
Plus récemment, au cours de ces dernières années, la situation politique de la Turquie s’est modifiée progressivement ; alors que les « menaces » dont elle était l’objet s’estompaient, ce qui aurait pu amener à une détente de la pression nationaliste, déjà le pays devait faire face à un autre conflit, interne cette fois : la montée de l’islamisme, et le refus de plus en plus marqué de l’impérialisme occidental. Ce phénomène produisit des conséquences inattendues, comme l’association de la religion à la définition de la culture turque – malgré tous les efforts de Mustafa Kemal pour laïciser le pays. L’actuelle confrontation entre deux influences culturelles, le refus de ce qui est perçu comme l’exigence d’abandonner leur culture pour pouvoir entrer dans le concert des grandes puissances, pour se « moderniser », autant d’éléments qui conduisent à renforcer le nationalisme de la population turque. Celle-ci ne se sent plus menacée dans l’intégrité de ses frontières, mais dans celle de sa culture. Cette population se retrouve face à un paradoxe : d’une part sa volonté de modernisation, et par ailleurs son souhait de conserver son identité turque. Deux éléments qui ne sont pas, a priori, inconciliables, mais que le contexte peut faire apparaître comme tel. Le pays se retrouve ainsi confronté à un conflit identitaire, qui semble mettre en opposition modernité et turcité, cette dernière se définissant de plus en plus par ses composantes traditionalistes et religieuses.
Le nationalisme turc fut donc une réponse politique et sociale aux événements qui touchèrent ce pays au cours du vingtième siècle. S’il est toujours très présent aujourd’hui, il n’en a pas moins changé plusieurs fois de visage, en fonction des besoins. Il convient donc d’être attentif aux causes actuelles du sentiment nationaliste, afin d’en comprendre le succès. Les événements politiques récents en Turquie sont le reflet du conflit identitaire qui secoue le pays, déchiré entre sa volonté profonde de modernisation, et son souci de conserver ses caractéristiques culturelles. Ils montrent aussi que le pays, la population turque, sont à la recherche d’une solution qui permettrait de concilier ces deux éléments.