Pardon d’en avoir dérangé plus d’un parmi vous. Car nous avons préparé le texte suivant ouvert aux signatures sur Internet depuis le 15 décembre :
“ Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent au Grand Désastre que les Arméniens ottomans ont subi en 1915, et qu’on le nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments, les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur présente mes excuses. »
Ce sont les tribunaux qui se chargeront des messages d’insulte et/ou de menaces qui ne cessent d’arriver. Je ne vais pas parler de ceux qui ne sont pas capables de comprendre que cette question n’est une question ni d’identité turque ni d’identité arménienne, mais une question d’humanité.
Les messages tout faits que je reçois par impulsion directe sur la touche “Fwd” sont du type qui suit : “vraiment en tant que turc, avez-vous la conscience tranquille en faisant comme si vous ne voyiez pas ces massacres commis à l’encontre de nos ancêtres ?” Un autre du même genre : “n’oubliez pas que vous leur êtes liés par le sang [à ces Turcs massacrés].” On ne peut même pas imaginer qu’une telle mentalité puisse évoluer rapidement.
C’est la raison pour laquelle j’ai écrit fondamentalement ce texte en ayant à l’esprit l’inquiétude (au sens premier) ressentie par les seules personnes douées de conscience : “ je conviens qu’ont été vécus des événements affligeants en 1915. Mais ils ne furent pas unilatéraux. Ce n’est en aucun cas un génocide. S’il est question de pardon réciproque, alors j’en suis.”
Un autre : “qu’ils renoncent à employer le terme de génocide, que les étrangers renoncent à instrumentaliser cette question, et alors moi je suis prêt à demander pardon partout à mes frères arméniens pour la déportation de 1915. Il ne s’agit pas d’un génocide ; il s’agit de massacres extrêmement affligeants. Ne s’est-il rien passé ? Bien sûr que si. Mais cela nous est aussi arrivé à nous.”
Les Arméniens aussi ont tué des musulmans
C’est fondamentalement vrai. C’est ce que j’ai moi-même déclaré dans une interview donnée aux publications des Dashnaks en juillet 2008 (Armenian Weekly, Asbarez, vd. / voir aussi Radikal, 17-20/ 08/ 2008 et Turquie Européenne).
Bien sûr, la « réciprocité » de ces massacres reste chose très discutable. Mais entamons ce débat en analysant le concept de “massacre de masse”. C’est une chose qui peut se produire dans le monde de 3 façons différentes :
Situation N° I : plusieurs groupes ou peuples s’entretuent au sein d’un même Etat. Même s’il s’agit d’une situation particulièrement tragique, c’est une situation que l’on peut expliquer.
Situation N° II : la population d’un Etat donné est massacrée par un autre Etat. C’est là encore une situation explicable qui se produit normalement en temps de guerre.
Situation N° III : un Etat tue lui-même ou fait semblant de ne pas voir qu’on tue un de ses groupes ou peuples minoritaires. C’est une situation qu’on ne peut point expliquer. Parce que la chose qu’on nomme Etat n’a qu’une seule raison d’être : protéger ses citoyens de la mort.
Et poursuivons désormais : on a vu la minorité arménienne massacrer la majorité musulmane et turque. A trois reprises :
1) Dans le dernier quart du 19e siècle. Entre 1806 et 1847 lorsque les principautés kurdes ont été progressivement anéanties par le Sultan, c’est un immense vide de pouvoir qui s’est creusé dans la région. Et la chose a directement rejailli sur les Arméniens de l’Est anatolien : jusque là les princes kurdes se contentaient des œufs d’or sous forme d’impôt annuel. Une fois ces notables disparus, les Kurdes ont tué la poule (aux œufs d’or) en s’attaquant au seul pilier de l’économie locale, à savoir les Arméniens qu’ils pillèrent et massacrèrent.
La guerre russe de 1878 vient jeter de l’huile sur le feu d’un contexte dans lequel “ les biens du Gavour (mécréant, non-musulman) sont déclarés halal (religieusement recommandé)”. Et à ce pillage en cours viennent se joindre les réfugiés caucasiens musulmans complètement démunis et contraints à l’exil après la défaite du Tchétchène Cheikh Chamil en 1859, battu par les Russes.
L’Etat a fermé les yeux car dans le contexte du choc des réformes de 1839 (Tanzimat) reconnaissant l’égalité des non-musulmans, il n’était plus en mesure de défendre les droits des non-musulmans face aux musulmans. Et, les Arméniens nantis d’Istanbul, tout comme le Patriarcat d’ailleurs, se sont alors bouchés les oreilles.
Au final, c’est en s’armant que les Arméniens de l’Est anatolien ont cherché à défendre leurs vies. Voilà les premiers massacres de musulmans. C’est-à-dire la Situation N° I. Naturellement dans la mesure de ce que peut accomplir une minorité sous pression de l’Etat contre une majorité musulmane qui a le soutient d’un Etat dirigé par un Calife. Je vous laisse le soin de déterminer le degré de “réciprocité”. Mais on peut au moins affirmer la chose suivante : ce n’est pas pour rien que la « Nation fidèle » (surnom donne aux Arméniens dans l’Empire ottoman, NdT) s’est retournée contre l’Empire.
En outre, moins l’Etat parvenait à enrayer ce conflit, plus l’impérialisme y trouvait une extraordinaire possibilité d’ingérence. Et la situation passe ici immédiatement du N°I au N°III : parce que le Calife Abdülhamit craignant l’ingérence des grandes puissances dont il est directement responsable, va lancer sur les villages arméniens de l’Est les régiments kurdes des « Hamidiye ». Exactement comme le Hezbollah et les gardiens de village qu’on a instrumentalisés contre le PKK lui-même sorti tout droit des murs de la prison militaire N°5 de Diyarbakir au début des années 80.
2) A la fin de la première guerre mondiale, 1915 a eu lieu. Les Arméniens d’Anatolie ont été “nettoyés”. Les Arméniens d’Arménie se lancent alors dans des opérations de vengeance. C’est la situation No. II. Le général Karabékir intervient.
3) 1973 – 1985 : l’ASALA massacre un à un 43 diplomates turcs. Son objectif ? Attirer l’attention sur ce qu’il s’est passé en 1915 et qu’on a oublié. Voilà tout le monde, à commencer par la Turquie qui découvre 1915.
Venons en à 1915
1915, c’est précisément une Situation No. III. Et pour cette raison la pire des hontes. Cessons de nous mentir à nous-mêmes en déclarant que « nous avons ainsi nettoyé les zones de front pour qu’ils n’aident pas les Russes et ne frappent pas l’armée dans le dos.” Kastamonu et Bursa étaient-elles des villes situées sur le front russe ? Et Tekirdag ? Et Andrinople ? L’Etat profond du Comité d’Union et de Progrès (jeune turc), cette organisation secrète et ses tueurs ont rassemblé les citoyens arméniens en Thrace même pour les conduire dans le désert syrien, c’est-à-dire sur le front sud lui-même.
Enfants et femmes frappaient-ils l’armée dans le dos ? Au lieu de s’en prendre à quelques milliers de komitacis, c’est un million et demi d’Arméniens qui a été soumis à un nettoyage ethnique et religieux. Et peu importe alors qu’ils aient été tués ou qu’ils soient morts de froid sur les routes. Ne considérez qu’une chose : il n’est que 55 000 personnes qui représentent aujourd’hui en Turquie l’un des plus anciens peuples autochtones de l’Anatolie. Les autres sont-ils partis travailler en Allemagne ? Tout le monde sait tout cela. Il n’y a que nous pour ne pas vouloir entendre.
Il y a peu à Ankara voilà ce que j’ai entendu dire parmi les milieux diplomatiques : “nous avons invité certains de vos magistrats à venir examiner la mise en œuvre du droit européen. Nous nous sommes rendus compte qu’ils n’avaient pas de passeport.” La plupart n’ont jamais mis les pieds en dehors du pays. Je me demande tout particulièrement si les « jeunes » gens qui veulent m’enseigner les sciences politiques par e-mail sont une fois sortis de leur pays. S’ils ont jamais discuté avec des Arméniens. Ou bien s’ils ont tout appris en Turquie, confirmant ainsi la pensée de Sakalli Celal selon laquelle « une telle ignorance ne peut provenir que de ‘l’éducation’ ”.
S’ils parlaient jamais avec des Arméniens, ils apprendraient en plus du fait qu’ils parlent toujours le turc paysan d’Anatolie d’où leurs grands-parents ont été déportés, deux choses qui les surprendraient :
1) L’épine dorsale de leur identité nationale se tient dans le DENI de l’Etat turc.
2) Et c’est seulement à cause de ce DENI, que seul le mot de génocide peut les satisfaire.
Voilà la raison pour laquelle les faucons de la diaspora arménienne ne sont pas particulièrement satisfaits de notre démarche de demande de pardon. Il peut même en être qui tenteront de la saboter. Parce que d’une part nous n’utilisons pas ce terme de génocide qui ne signifie pas autre chose pour un Turc que “ton grand-père était un nazi !”. Nous utilisons le terme qui était employé avant la découverte de la puissance du mot “génocide” en termes de relations publiques, c’est-à-dire celui de “Metz Yeghern” ou Grand Désastre.
Ensuite parce qu’une fois que la tragédie de 1915 n’est plus niée, les Arméniens ne réagissent plus de manière aussi impulsive. Mais ce n’est pas notre problème que tout cela. La seule raison qui m’ait poussé à aborder ces questions-là c’est la volonté de montrer à ceux des nôtres qui ont reçu une “éducation” le véritable résultat de ce qu’ils sont en train de faire.
Non, notre problème c’est de pouvoir se regarder dans un miroir le matin. Et d’entamer enfin ce travail qui a pris 85 ans de retard. De mettre un terme à cet héritage de 85 ans cause par « l’éducation » de la nation dans un contexte ou l’Etat s’apprête enfin à normaliser les relations avec l’Arménie.
Se libérer en se confrontant enfin à notre passé.
Parce que sans me confronter à mon propre passé, je ne peux pas demander des comptes aux autres. C’est seulement après ce travail nécessaire que je pourrais demander aux faucons de la diaspora : “pourquoi avez-vous caché à votre peuple ce qu’ont commis les komitacis arméniens ?” Car, quand mon interview dans la presse arménienne est parue, des lettres sont arrivées : “ Je ne me souviens d’aucun exemple d’Arméniens ayant tué des Turcs. C’était une période pleine de promesses et de paroles. Et puis pour tuer des gens il fallait être armé et ils ne portaient pas d’armes”. (Radikal, 19.08.08)
Voyez-vous donc mes frères patriotes ce que “savoir” veut dire pour un nationaliste ? La voyez-vous cette “éducation” ? Vous voyez-vous dans ce miroir arménien ?
Il est difficile d’implanter une culture du pardon
Notre tâche est très difficile. Avant tout, parce que nous sommes des marchands d’escargots dans un quartier musulman [pour un musulman turc manger des escargots est une horreur, NdT]. C’est un tel quartier qu’avant toute chose, il n’est “aucune culture du pardon”. İl n’est qu’une éthique de la “défense automatique”. Alors que tu es assis, on viendra, on te marchera sur les pieds et à ton regard surpris, on te toisera. On entre dans l’ascenseur, on ne vous dit pas bonjour, on ne vous regarde même pas et on est obligé de regarder en l’air jusqu’à l’étage où on descend.
C’est dans un tel quartier que “nous demandons pardon”. Dans un pays qui a fait de Sükrü Kaya, le Directeur General ottoman de l’émigration, le Ministre de l’Intérieur. Puis de Abdülhalik Renda, célèbre gouverneur de Bitlis et de Halep sous la déportation, le Président de l’Assemblée Nationale. Un pays qui a donné à certains de ses plus grands boulevards, le nom de Talat Pacha. Un pays dans lequel le capital anatolien s’est constitué par saisie des biens arméniens. Un pays dont les tribus ont pris part à la guerre d’indépendance pour ne pas être obligées de rendre ces biens. Un pays où la mentalité de peuple dominant (musulman) tient les non-musulmans pour des citoyens de seconde zone, les considère comme dangereux et les tue encore. Et puis enfin, un pays qui n’avait pas entendu un mot de tout cela jusqu’aux attentats de l’ASALA. Comme il n’avait pas entendu parler de la question kurde avant que ne commencent les attaques du PKK en 1984.
Or, êtes-vous conscients que nous sommes entrés dans une ère de “demande de pardon” ? Un procureur en Espagne a commencé d’enquêter sur la période franquiste (Bianet, 17.10.08). Le Congrès des Etats-Unis a préparé une demande de pardon au boxeur noir Jack Johnson qu’on avait privé du titre de champion poids lourd en 1908 à cause des lois raciales en vigueur (Taraf, 29.09.08). L’Eglise anglicane a demandé pardon à Darwin (Radikal, 16.09.08). L’Italie a demandé pardon à la Libye pour la colonisation entre 1911 et 1947 (Radikal, 31.08.08.) Et le Canada à ses peuples autochtones pour la politique d’assimilation menée jusqu’en 1980 (Radikal, 13.06.08) tout comme l’Australie aux Aborigènes (Radikal, 14.02.08). Et même Israël par la voix de son Président Shimon Pérès au village arabe de Kfar Kasem pour le massacre de 1956 (Milliyet, 23.12.07). Chez nous même, voyez donc, le ministre de la justice M. Sahin qui demande pardon au nom de l’Etat à la famille de Engin Ceber tué sous la torture (Radikal, 15.10.08).
Le 18 novembre dernier, le président de l’Assemblée nationale française M. Accoyer a déclaré que la politique n’avait pas à se mêler de l’histoire. Le 28 novembre dernier, ce sont plus de 900 signatures de 43 pays différents qui ont été diffusées sous l’appel de Blois demandant la “liberté pour l’Histoire” en pleine page du journal Le Monde. En signant cet appel, j’ai protesté contre les positions des parlements d’Etats comme la France et la Suisse de trancher politiquement sur des questions d’ histoire, dont la question de 1915.
Après m’être mêlé des affaires d’autres pays, permettez au moins que je demande en mon nom propre pardon aux petits-enfants de mes propres concitoyens pour avoir si tardivement pris conscience du déni de 85 ans d’un nettoyage ethnique accompli dans mon propre pays.
Et cela, grâce au ciel, parce que je n’ai pas autant "d’éducation” que certains autres.
Ce pays qui est allé jusqu’à refuser l’alphabet ottoman ne doit pas aujourd’hui endosser le plus grand crime des Ottomans. Cela suffit.