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Pınar Selek, une femme héroïque

mercredi 26 janvier 2011, par Alain Garrigou

Pınar Selek est héroïque. Depuis 1998, elle est poursuivie par la justice turque. Elle a eu le tort de mener des entretiens avec des Kurdes pour sa thèse de sociologie et surtout celui de ne pas vouloir divulguer leurs noms à la police. Elle a eu le tort d’ouvrir un atelier de création pour les travestis et les enfants abandonnés d’Istanbul. Elle a donc eu le tort de s’intéresser aux blessés de ce qu’on appellera pudiquement l’histoire ou la vie. Elle a cru que la souffrance pouvait être en partie résolue par la science et l’art. Une parole qu’on n’a guère entendue dans un commissariat d’Istanbul.

L’explosion d’une bouteille de butane dans le marché aux épices en cette année 1998 donna un bon prétexte pour accuser la sociologue de terrorisme et son atelier d’être une usine à bombes. Dans cette farce, on trouve même un complice délateur qui successivement dénonce et se rétracte en invoquant des aveux faits sous la torture. Qui pourrait y croire sans avoir peur du ridicule ? Il s’est trouvé des policiers et des juges pour faire semblant, la jeter en prison pendant deux ans et demi et la torturer. Relâchée en 2000, elle n’a pas été laissée en paix. En 2005, le procureur demandait son emprisonnement à perpétuité.

Relaxée en 2008, elle va comparaître à nouveau le 9 février prochain devant la 12e Chambre de la Haute cour criminelle d’Istanbul. Elle risque d’être arrêtée à la sortie de l’audience. Elle a peur, forcément.
Aujourd’hui, il y a donc encore des héros. Et – faut-il y voir un signe ? – des héroïnes. Il faut alors des bourreaux et des bureaucrates. Par quel mystère, remontant peut-être à l’enfance, y a-t-il, en Turquie et ailleurs, des humains pour nourrir autant de haine à l’égard de ceux qui pensent, aident et souffrent, pour frapper un pauvre être suspendu par les poignets dans une salle d’interrogatoire ? Il suffit qu’un Etat les laisse faire. A moins qu’il y ait des ordres pour le faire. Les tortionnaires ont-ils été inquiétés par des procédures disciplinaires, des procureurs dessaisis, comme cela irait de soi dans un Etat de droit ? Quelles sont les peurs qui motivent les bourreaux ?

En Turquie, la simple évocation de la question kurde soulève facilement l’hystérie. Quant aux parias auxquels s’intéressait Pinar Selek, la répression opère comme un test projectif qui en apprend plus sur les bourreaux que sur leurs victimes.

Mais la science est universelle : rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Pour elle, pas de sujet défendu. C’est la responsabilité personnelle de Pinar Selek de se consacrer aux questions qui l’intéressent, en l’occurrence les plus difficiles car elles exigent plus de soi que d’autres, académiques et moins dangereuses, quoique aussi nécessaires. Les forces de l’ordre ne peuvent prétendre dicter les bons et les mauvais objets d’enquête. Quelles luttes internes à l’Etat turc expliquent-elles cet acharnement ? On les devine. Une affaire de spécialiste, sans doute. On ne peut cependant accepter que les règlements de comptes entre institutions, entre partis politiques et entre dirigeants prennent des otages. A moitié par hasard, à moitié pour leurs idées, des citoyens sont les enjeux des luttes cyniques de pouvoir. Il arrive qu’un otage ne plie pas et préfère souffrir pour ses idées que par hasard.

Depuis qu’elle a été libérée, tout en restant sous la menace d’une épée de Damoclès, Pinar Selek a voyagé. Elle était en France et en Allemagne, il y a quelques semaines. Elle est rentrée à Istanbul pour son procès. Cent fois, elle aurait pu renoncer à revenir. Peut-être même aurait-elle débarrassé ses harceleurs. Elle a dit pourquoi elle ne l’a pas fait, en évoquant l’amour de ses proches, de ceux qu’elle a aidés, ses convictions intellectuelles et morales. Les convictions sont le principe, l’essence, l’être même d’un Etat démocratique. Aujourd’hui comme hier, là-bas plus qu’ici, il est périlleux de les faire valoir contre des serviteurs d’un Etat qui devrait en être le garant. Cet Etat a forcément de dignes serviteurs respectueux du droit et des autres comme il y a en Turquie des citoyens qui n’ont cessé de manifester leur soutien à la sociologue. Pinar Selek n’est pas une victime. Armée seulement de courage, elle accepte le risque. A vrai dire, elle ne peut pas faire autrement. C’est la définition de l’héroïsme.

- Article publié sur Chercheurs Sans Frontières

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