les Turcs, c’est comme les Chinois : on est contre. L’Europe des opinions publiques ne se fait pas seulement avec, elle se fait aussi contre. Comme on impose des quotas d’importation aux Chinois, on impose des quotas religieux aux Turcs. Tous ces gens qui veulent dépenser notre pétrole, gagner notre argent, vivre comme nous, de quel droit ? L’Europe est là pour nous protéger de ceux qui souhaitent vivre comme nous. On veut bien partager le gâteau, mais pas avec un milliard et demi de Chinois d’un coup. Et si la Turquie est le cheval de Troie de l’islam en Europe, on est moins chauds aussi. L’aide au développement a ses limites, comme l’élargissement : on ne va pas se faire dilater l’Europe par les Turcs. Des musulmans sans pétrole, pas de ça chez nous. C’est sûr qu’on aurait une vision différente si leurs sous-sols étaient pourvus comme en Arabie Saoudite. On s’entend déjà dire : « Quoi ? Pas européen, le pétrole turc ? Bien sûr que si. » On a le sentiment qu’il y a délit de faciès pour les têtes de Turc.
On ne comprend pas pourquoi on s’est battu pour qu’il n’y ait pas de référence à l’Europe chrétienne dans la Constitution à laquelle on a dit non si cette Europe doit être chrétienne dans les faits. Elle l’est mais il ne faut pas le dire. On voit bien notre réticence à avoir nous aussi une question kurde et des frontières communes avec l’Irak, la Syrie et l’Iran. La Turquie est parfaite pour nous en préserver, on l’accepterait volontiers comme Etat associé tampon. C’est comme si on avait toujours notre vieille idée sur les Turcs, des gens qui ont violé Lawrence d’Arabie et dont on a vu l’état des prisons dans Midnight Express l’Europe cinéphilique se fera sans eux. Ce serait un pays arriéré où la majorité des hommes porterait encore la moustache. En ce qui concerne les droits de la femme, c’est sûr que si la démocratie en Turquie c’est « Un harem pour tous », les négociations avec l’Europe finiront sur un échec (même si certains le regretteront). Mais, d’une façon générale, si on attend que les gens soient comme nous pour leur donner une chance d’être comme nous, ça ne marchera jamais.
Au demeurant, au rythme des négociations, on n’est pas près de se faire enturbanner. Et il ne faut pas non plus considérer l’Europe comme une secte où toute demande d’adhésion est systématiquement acceptée. Des négociations turquées ne sont pas plus recommandables. Mais on avait le sentiment que l’Europe était une communauté de valeurs qu’il serait généreux d’exporter, plus pacifiquement que George W. Bush la démocratie. Qui a peur d’être transformé en chiche kebab ? Si on ne montre pas plus de sympathie pour les Turcs, qui sait si, à la longue, ils ne vont pas nous dire avec une agressivité compréhensible, comme le poissonnier d’Astérix : « Il est pas frais, mon poisson ? » Dans les opinions publiques, on a le sentiment d’une Europe polnareffienne « qui dit non non non non non non » à la Turquie. Si c’est à cause des attentats, des islamistes, Londres, Madrid et Paris ont du souci à se faire pour rester sur le continent. On a l’impression qu’on accepterait plus volontiers, sinon les Etats-Unis qui sont trop puissants, du moins le Canada ou l’Australie. Mais il ne faudrait pas non plus que tout le monde nous snobe et que, dans dix ans, on doive arpenter le monde en quémandant : « Entrez dans l’Europe, siouplaît. »
Par Mathieu LINDON
samedi 08 octobre 2005