Tandis que paraît « Neige », splendide chronique de la vie politique et religieuse dans une petite ville d’Anatolie, l’écrivain encourt une peine de prison dans son pays pour avoir évoqué la question du génocide arménien de 1915. De passage à Paris, il se défend
Orhan Pamuk est serein. Avec son roman « Neige », qui paraît ces jours-ci en France, il a connu un succès mondial. Mais pour s’être exprimé librement, au début de l’année, sur le génocide des Arméniens de 1915 (lire encadré), le romancier stambouliote a reçu des menaces de mort des ultranationalistes, et la justice turque intentera en décembre un procès contre lui. Dans « Neige », Pamuk raconte l’histoire de Ka, un poète turc qui a mené pendant douze ans une vie d’exilé politique en Allemagne. Il enquête, dans la lointaine et misérable ville de Kars, sur une étrange vague de suicides qui frappe les jeunes femmes de la ville. Tandis que la neige tombe continuellement sur Kars ainsi coupée du monde, et que la ville est agitée de sanglants soubresauts antireligieux, Ka retrouve au péril de sa vie les chemins de la poésie, de Dieu et de la Turquie. A l’heure où ce pays s’apprête à entrer dans l’Europe, il faut lire « Neige », cet extraordinaire tableau d’une société rongée par des aspirations contradictoires, celle du désir de vivre et celle du désir de Dieu. Il faut lire ce grand roman qui fait comprendre la Turquie.
Le Nouvel Observateur. - Les négociations entre la Turquie et l’Europe viennent de commencer. Les Turcs attendent beaucoup de l’Europe ?
Orhan Pamuk. - Il y a un an, près de 80% des Turcs étaient favorables à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Ce chiffre est tombé cette année à 65%. Peut-être parce que les Turcs sentent que l’Europe hésite. Voilà un pays qui frappe à la porte de l’Europe et demande : « Voulez-vous nous laisser partager votre civilisation ? » Et il s’entend répondre : « Nous ne savons pas. Nous allons réfléchir. » L’Europe promet sans tenir, et demande toujours plus. Tout cela n’est pas bien vu en Turquie. C’est du pain bénit pour les nationalistes. Et pour tous ceux qui résistent à l’Europe, les vieux bureaucrates, les militaires, les ultra-islamistes.
N. O. -Les Européens ont tort, selon vous, de se montrer trop exigeants à l’endroit de la candidature turque ?
O. Pamuk. -Nous pouvons parler de paternalisme. C’est précisément l’attitude de parents qui disent à leur enfant : « Nous allons corriger tes devoirs. » Alors même que le gouvernement turc fait tout pour s’en acquitter le mieux possible. C’est blessant.
N. O. -Certains Européens considèrent que la Turquie n’est pas l’Europe. Et que les deux cultures sont inconciliables...
O. Pamuk. -L’islam, comme la religion chrétienne, est une religion monothéiste. Si chaque Turc gagnait 30 000 euros par an au lieu de 3 000, personne ne parlerait de culture ni de religion. La Turquie entrerait sans problème. Si le Japon, dont la culture est entièrement différente de la culture européenne, était géographiquement situé à la place de la Turquie, personne ne songerait à repousser sa candidature. Le problème de la Turquie, c’est la pauvreté. Mais l’Europe n’ose pas dire : « Nous n’aimons pas les pauvres. » Elle dit : « Nous n’aimons pas votre culture ni votre religion. »
N. O. -La Turquie ne risque-t-elle pas de subir le même sort que d’autres pays absorbés par l’Union, et qui finissent par y perdre leur identité ?
O. Pamuk. -La Turquie voit dans l’Europe un gage de développement économique et une source de richesses. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle les Turcs veulent de l’Europe. Ils espèrent que dans l’Europe leur pays sera forcé de respecter davantage ses citoyens. Que le bureaucrate, le policier, le militaire se conduiront mieux avec la population, qu’ils se montreront plus tolérants. Ce qui est un enjeu très important. La Turquie va-t-elle y perdre son identité ? Au fond, c’est la question que posait Dostoïevski à propos de la Russie dans l’un des plus grands livres jamais écrits, « les Possédés ». Dostoïevski décrit l’immense fragilité des Russes face à la tentation des valeurs européennes, auxquelles ils veulent adhérer plus que tout, même s’ils craignent d’y perdre leur âme. En écrivant « Neige », j’ai beaucoup pensé à lui. Et à Conrad, autre immense romancier. Quelle était l’identité polonaise de Conrad, russe de Dostoïevski ? Ces deux écrivains n’ont cessé, à l’âge où l’Europe prenait corps, de poser cette question essentielle. J’ai voulu, moi aussi, traiter de cette fragilité de nos valeurs face à la tentation occidentale, de ce mélange d’amour et de haine que nous éprouvons à l’égard de l’idée de l’Europe. De la honte que nous avons d’être pauvres, d’être différents, mais aussi de la fierté que nous éprouvons à l’être. Je voulais, au fond, faire entendre honnêtement la voix de la Turquie sous tous ses aspects.
N. O. -Vous décrivez dans « Neige » une Turquie lointaine, bien différente de la brillante et cosmopolite Istanbul. Une Turquie pauvre, arriérée, qui semble incompréhensible même pour les Stambouliotes éclairés...
O. Pamuk. -La petite ville de Kars existe bel et bien, au nord-est de la Turquie. J’y suis allé pour la première fois au début des années 1970. J’y ai découvert un paysage montagneux, des rues enneigées, une géographie poétique. J’y suis retourné vingt-cinq ans plus tard, quand j’ai commencé « Neige ». C’est une ville surréelle. A Kars, un journal local s’honore, par exemple, de tirer à 250 exemplaires, soit 75 de plus que son principal concurrent. Ces journaux sont d’ailleurs très bien informés. Un jour, le directeur de l’un d’eux a pu me dire quelles personnes j’avais rencontrées tout au long de la journée, et je me suis rendu compte que la police, qui me faisait suivre, constituait la première agence de presse locale.
N. O. -Mais qu’est-ce qui vous attirait dans cette contrée enneigée, souvent coupée du monde, au point d’y consacrer un livre entier ?
O. Pamuk. -C’était un défi. Il s’agissait de partir à la rencontre de la plus dure des réalités, celle de la classe la plus démunie, la moins privilégiée de toute la Turquie. Il se trouve que, pour les besoins de l’histoire que je voulais raconter, et que je portais en moi depuis dix ans, j’avais aussi besoin d’une ville que la neige rendait parfois inaccessible pendant des jours entiers. Et puis c’est une ville à la splendeur perdue. Avec la guerre froide, les relations commerciales avec la Russie ont été interrompues. Vous n’imaginez pas dans quelle pauvreté la ville a pu tomber. On marche au milieu des maisons abandonnées. La neige, la décadence. Dans les années 1980, un journal national avait fait scandale en annonçant que la ville entière était à vendre. Toute la ville pour un million de dollars.
N. O. -L’un des enseignements du roman n’est-il pas que la Turquie est constituée de plusieurs Turquie bien différentes ?
O. Pamuk. -Oui. Mais il y a de nombreuses Turquie même à Istanbul. Pas besoin d’aller à Kars pour s’en persuader. Cette inégalité culturelle et sociale existe partout dans mon pays. C’est peut-être ce qui constitue son identité propre. La vraie tragédie turque n’est pas, de nos jours, l’affrontement entre les religieux et les laïques, ou entre la tradition et la modernité, mais entre une poignée de privilégiés extraordinairement riches et le reste de la population dont la plupart sont extrêmement démunis.
N. O. -Vous parlez librement, dans votre livre, des islamistes, des combattants du PKK, des nationalistes, des militaires. Ne prenez-vous pas trop de risques ?
O. Pamuk. -Quand j’écris, je ne me surveille jamais. Je n’évalue pas les risques encourus. Risques qui du reste me semblent faibles : les tabloïds ne lisent pas les romans. Je crois, de plus, avoir donné leur chance à tous les acteurs de la société : militaires, islamistes, laïques, nationalistes. Aucun, c’est vrai, n’a apprécié le livre : les islamistes n’ont pas aimé le style occidentalisé du roman, sa construction sophistiquée, à l’européenne. En même temps, ils étaient contents de voir enfin racontée honnêtement, sous la plume d’un auteur turc européanisé, la manière brutale dont les militaires traitent leurs militants. Les laïques et les militaires n’ont pas apprécié de se voir si arrogants. Mais ils ont apprécié que je raconte l’anxiété que les libéraux ont éprouvée, dans les années 1990, au moment où l’islamisme, qui a reculé aujourd’hui, était partout en progrès aux élections. Vous voyez, le livre en a énervé plus d’un, mais tous les Turcs y ont finalement trouvé leur compte.
N. O. -Quels sont vos projets ?
O. Pamuk. -Il y a deux ans, j’ai publié un autre livre, « Istanbul ». C’est un essai autobiographique sur ma ville. En ce moment, je suis en train d’écrire un roman sur la haute société stambouliote. Une chronique de la jet-set turque, avec au centre du livre une histoire d’amour au Hilton d’Istanbul, où j’ai assisté à de si nombreux mariages. J’essaie de montrer comment cette classe fortunée fonde son pouvoir sur son attachement à la culture occidentale, mais refuse en même temps d’être entièrement assimilée, et revendique même son appartenance à la société turque. Ce livre raconte l’émergence très rapide d’une bourgeoisie non occidentale, à laquelle on assiste aussi bien en Turquie qu’en Iran, en Inde ou même en Chine. Toutes ces nouvelles bourgeoisies sont en train d’inventer leurs identités perse, indienne, chinoise ou turque.
N. O. -Il neige beaucoup dans votre œuvre, et plus encore dans ce roman. C’est un souvenir d’enfance ?
O. Pamuk. -Oui, il neigeait beaucoup alors. C’est peut-être un cliché de Pamuk, mais la neige me remplit d’émotion. La beauté mélancolique des paysages enneigés dans le livre console presque de la brutalité des conflits politiques. Au cœur du roman, il y a d’ailleurs ce poème écrit par Ka, et qui s’appelle « Neige ». Sauf qu’on ne peut jamais lire les poèmes de Ka, parce que je ne les ai pas écrits. Mon roman est au fond le commentaire d’une œuvre poétique perdue.
N. O. -Des écrivains occidentaux se sont mobilisés en votre faveur, à l’annonce de votre procès. Vous approuvez leur pétition ?
O. Pamuk. -J’en suis heureux. Ça m’aide. Et je remercie tous ceux qui l’ont signée. Mais je ne veux pas que ma situation soit jugée de façon trop mélodramatique. Je me rendrai au procès. J’ai confiance.
« Neige », par Orhan Pamuk, traduit du turc par Jean-François Pérouse, Gallimard, 490 p., 22,50 euros.
Né en 1952 à Istanbul, Orhan Pamuk a publié six romans en France, dont « le Livre noir », « le Château blanc », « la Vie nouvelle » et « Mon nom est Rouge ». Ces romans ont été des best-sellers dans son pays.
Par Didier Jacob
Nouvel Observateur - 20/10/2005
De Rushdie à Djian... Pour Pamuk « Au nom du principe constitutionnel de liberté d’expression en vigueur dans les pays d’une Union européenne que la Turquie aspire à rejoindre, nous demandons au gouvernement turc de cesser toute poursuite contre Orhan Pamuk et de le protéger contre les menaces de mort dont il est victime depuis février 2005. » Avec cette pétition, signée par Salman Rushdie, Russell Banks, Paul Auster, Philippe Sollers, J. M. Coetzee, Antonio Tabucchi ou Philippe Djian, les plus grands écrivains du moment ont manifesté leur soutien à Pamuk, menacé d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans. Pamuk avait déclaré à un journal suisse, le 6 février 2005, que « 30000 Kurdes et 1 million d’Arméniens ont été massacrés » pendant le génocide de 1915.