Alexandre Adler
De tous les bouleversements géopolitiques qui sont survenus en rafales pendant l’été 2009, le plus inattendu, le moins commenté mais néanmoins le plus important, c’est la spectaculaire réconciliation survenue entre la Russie et la Turquie.
Pour qui considère les affaires de la planète en prenant une altitude sans doute exagérée, l’impression recueillie est celle d’une vaste guerre russoturque, la quatrième du nom qui se serait déroulée inexorablement pendant les vingt dernières années. La Serbie, sentinelle balkanique de la Russie, a guerroyé avec ses Ottomans en pleine renaissance identitaire que l’explosion de la Yougoslavie renvoyait à une identité plus ancienne et sans doute plus durable : Bosniaques, Albanais du Kosovo et même Turcs et Pomaks de Bulgarie ont ainsi relevé la tête comme ils ne l’avaient jamais fait depuis 1912.
Dans le Caucase, c’est un véritable retour aux insurrections de Chamyl qui ont donné lieu aux deux guerres de Tchétchénie et leur extension actuelle à l’Ingouchie et au Daghestan. Là aussi, sympathies turques et sympathies russes s’opposaient terme à terme. Enfin, l’émancipation de l’Ouzbékistan et celle plus troublée de l’Azerbaïdjan voyaient à nouveau les Turcs du côté de l’indépendance et de la réaffirmation identitaire de ces deux républiques autrefois soviétiques, et la Russie désireuse de revenir aux équilibres d’antan, fût-ce en jouant la carte d’un Iran déstabilisateur en mer Caspienne.
Et si un certain nombre de responsables de bon sens comme Primakov espéraient encore atténuer les prurits agressifs des Grecs de Chypre, des Kurdes du PKK, des Arméniens conquérants du Karabah, il n’en reste pas moins que, chaque fois, la Turquie se heurtait à un soutien russe plus ou moins marqué de ses adversaires les plus déclarés.
Àtout le moins, les deux États eurent l’élémentaire sagesse de ne pas s’affronter directement, même si en pleine crise géorgienne d’août 2008, Ankara rappela discrètement mais fermement à Poutine qu’une invasion complète de la Géorgie qui interromprait le nouvel oléoduc Bakou-Ceyhan serait, pour la Turquie, l’équivalent d’un casus belli.
Toutefois, dans le même temps, les Turcs réaffirmaient leur attachement aux conventions de Montreux qui permettent aux navires russes de sortir comme ils le veulent de la mer Noire, mais interdisent, en revanche, aux non-riverains de cette mer, en l’occurrence les États-Unis, de franchir les détroits avec des bateaux supérieurs à une certaine taille, ce qui limitait très sérieusement toute velléité de soutien militaire américain à la Géorgie. Depuis lors, une percée extraordinaire vient de s’opérer. Les Turcs, en effet, à l’instar des Allemands en mer Baltique, viennent d’accepter que les Russes construisent un oléoduc-gazoduc qui soit posé en mer Noire, à l’intérieur de leurs eaux territoriales.
Ceci veut dire, en clair, que les Russes viennent de se libérer définitivement de toutes les pressions que l’État ukrainien pouvait lui imposer et disposent, à présent, d’une voie d’accès garantie jusqu’à la Bulgarie amie, et au-delà, jusqu’à la Hongrie et l’Autriche. Par là même, la Turquie renonce de facto à promouvoir, au-delà d’une certaine limite, le projet Nabucco qui, à travers son territoire, devrait convoyer des hydrocarbures en provenance de l’Azerbaïdjan et surtout de la Turkménie à travers un pipeline sous-marin en mer Caspienne, dont le coût semble prohibitif.
Traduction politique : Russes et Turcs attendent tout simplement que la situation s’éclaircisse en Iran, où on les trouve d’ailleurs tous deux discrètement favorables à Rafsandjani et à Moussavi, sans pour autant faire perdre la face aux conservateurs.
Au même moment, la Turquie engage un dialogue avec l’Arménie russophile, se prépare à reprendre la négociation avec Chypre et se met même à s’enquérir des revendications kurdes sur son propre territoire, de manière à consolider son influence sur un Kurdistan irakien de plus en plus autonomiste et discrètement prorusse.
Si l’on veut bien ajouter à cette troublante énumération la convergence de Moscou et Ankara dans le soutien et la consolidation du régime autoritaire et anti-islamiste de Karimov en Ouzbékistan, à la survie notamment économique d’une Syrie qui devient peu à peu un protectorat industriel de la Turquie et un consentement mutuel à aider la stabilité d’un Azerbaïdjan indispensable à l’équilibre régional, celui d’Ilham Aliev, on a le tableau d’une consolidation régionale très solide, qui refait presque l’unité du défunt empire byzantin.
Est-ce bien alors le meilleur moment pour paralyser la candidature turque à l’Union européenne et la montée en visibilité de la Russie dans l’économie de l’Europe occidentale ?