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Le populiste et sa tête de Turc, par Jean-François Bayart

samedi 9 octobre 2004, par Jean-François Bayart

Le Monde - 07/10/2004

Jean-François Bayart est directeur de recherche au CNRS,
ancien directeur du CERI

En demandant la tenue d’un référendum au sujet de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, M. Sarkozy s’est abrité derrière l’argument imparable de la souveraineté du suffrage universel. Plus démocrate que lui, l’on meurt assurément. Quelle maestria dès qu’il s’agit de tirer le tapis (anatolien, en l’occurrence) sous les pieds de M. Chirac et de court-circuiter M. Bayrou ou M. de Villiers ! Et quel courage politique puisque les sondages semblent lui garantir le rejet de ce nouvel élargissement !

Malheureusement, M. Sarkozy ne dit pas au bon peuple, derrière le doigt duquel il se réfugie, toute la vérité. L’appartenance de la Turquie à l’Europe a été reconnue il y a plusieurs décennies, dès lors que l’on a accepté sa participation à la plupart des institutions ou des organisations régionales européennes, telles que le Conseil de l’Europe, à une époque où cela nous arrangeait, pour cause de guerre froide. Son éligibilité à l’UE a de même été actée par le sommet européen d’Helsinki, en 1999. Faut-il rappeler que les gouvernements européens de l’époque étaient démocratiquement élus et qu’ils disposaient d’un mandat du suffrage universel ? Mandat d’autant plus impressionnant, dans le cas de la France, qu’elle vivait en situation de cohabitation entre la gauche et la droite : aussi bien M. Chirac que M. Jospin ont engagé leur responsabilité. En outre, M. Sarkozy et avec lui la plupart des Cassandre qui se révèlent à l’approche des dates fatidiques préfèrent à l’analyse les fantasmes. Les délocalisations ? De ce point de vue la Turquie est déjà au sein de l’UE depuis qu’elle a conclu avec elle une union douanière, en 1995.

L’alignement inconditionnel sur Washington et la subversion de l’« Europe puissance », déjà compromise par la veulerie des derniers adhérents et la duplicité de la perfide Albion ? On a vu ce qu’il en était lors de la crise de l’Irak. L’histoire de la politique étrangère turque depuis quarante ans, émaillée de nombreuses crises avec les Etats-Unis, démontre qu’il s’agit d’un pur procès d’intention.

La crise de gouvernance de l’UE, frappée de paralysie à la suite de ses élargissements successifs ? Le mal est déjà fait, il était nécessaire pour arracher à l’orbite russe l’Europe centrale et orientale, et il n’exclut pas le développement de « coopérations renforcées » autour d’un noyau dur de pays membres que pourrait vite rejoindre la Turquie, à la surprise de ses contempteurs. Le postulat selon lequel il y aurait une contradiction inévitable entre l’approfondissement de l’intégration européenne et l’adhésion de la Turquie est gratuit.

Le péril migratoire ? Les spécialistes l’estiment dérisoire et rappellent que le pays a maîtrisé sa démographie : le taux de fécondité des femmes (2,4) y est d’ores et déjà inférieur à celui de l’Espagne en 1975 (2,9). Les mêmes frayeurs avaient accompagné l’arrivée des pays ibériques, de la Grèce ou de la Pologne, alarmes que les faits ont vite infirmées.

On pourrait de la sorte multiplier les démentis aux contrevérités à l’emporte-pièce sur lesquelles surfent les opposants à l’adhésion de la Turquie. Sous ces divers prétextes s’exprime un même préjugé, que bien peu osent formuler publiquement, au moins en France, mais qui taraude les esprits : le problème de la Turquie, ce sont les Turcs, musulmans, nombreux et pauvres.

Lorsque M. Sarkozy, patelin, affirme qu’« il ne faut en aucun cas donner à la Turquie le sentiment qu’on la rejette », il se paye de mots ou veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Le revirement de M. Juppé avait déjà été un choc cruel pour Ankara ; il démontrait que l’électoralisme avait la préséance sur la vision de l’homme d’Etat. Aujourd’hui, le recours au référendum, dont avaient été dispensés la totalité des nouveaux candidats depuis 1973, sonne à lui seul comme un camouflet.

Quoi qu’affecte d’en penser M. Sarkozy, la France donne bien le sentiment, non de laisser fermée la porte devant la Turquie, mais de la lui refermer violemment au nez, après qu’elle eut été au moins entrouverte en 1999, lorsque l’UE avait reconnu son éligibilité à la seule condition qu’elle se conformât aux « critères de Copenhague ». Maintenant qu’elle a prouvé avec éclat sa détermination à les respecter, nous revenons sur nos engagements et découvrons soudain qu’elle n’« a pas sa place en Europe ».

Une histoire drôle fait fureur à Istanbul. La Commission, lassée de jongler avec les « critères de Copenhague » dont l’application est censée conditionner l’adhésion à l’Union, dit aux nouveaux candidats qu’il leur suffira désormais de bien répondre à une seule question. A la Bulgarie il est demandé la date de la première attaque atomique. A la Roumanie, le lieu de celle-ci. Et à la Turquie la liste des victimes, par ordre alphabétique. Les Turcs en rient volontiers. Mais pour combien de temps ? « Nous nous en souviendrons ! », s’est exclamé le premier ministre Tayyip Erdogan pour remercier son homologue grec du soutien déterminé qu’il apporte à la candidature turque. Gageons que l’opinion de son pays se souviendra également des atermoiements et de l’hypocrisie de la majeure partie de la classe politique française.

Faire mine de croire que la Turquie ne devrait pas éprouver le « sentiment qu’on la rejette » est prendre une première fois les électeurs français pour des imbéciles. Oublier de leur préciser les conséquences d’un tel rejet est les considérer comme tels une deuxième fois.

Car les partisans du « non », en dépit de ce qu’ils disent, n’ont rien à proposer à Ankara. Un « partenariat stratégique » ? Il existe déjà, à travers l’union douanière et l’OTAN. Une stratégie de substitution dans le cadre régional de la mer Noire, de l’Asie centrale ou du Moyen-Orient ? Un non-sens économique et politique pour un pays industriel qui est d’ores et déjà membre de la plupart des institutions européennes et applique le tarif extérieur commun.

Le rejet de la Turquie provoquerait inévitablement une grave crise, financière dans un premier temps, politique dans un deuxième. Quelle que soit la volonté de Tayyip Erdogan de poursuivre les réformes, il serait alors confronté à un retour de manivelle nationaliste qui compromettrait la démocratie et pousserait le pays à faire cavalier seul. Il faut décidément avoir beaucoup d’imagination pour croire que la Turquie sert mieux la sécurité de l’Europe à l’extérieur de l’Union qu’elle ne le ferait en son sein. Et être bien irresponsable pour provoquer une nouvelle crise en Méditerranée orientale alors que le Proche et le Moyen-Orient, le Caucase, l’Afghanistan sont déjà plongés dans de graves désordres dont rien ne permet d’annoncer l’apaisement dans un avenir prévisible.

Le comble du risible et de la médiocrité politique est atteint lorsqu’un commissaire européen affirme sentencieusement que l’adhésion de la Turquie effacerait la victoire des Habsbourg sur l’Empire ottoman en 1683. Ainsi se trahit la mentalité d’assiégé : celle d’une Europe de vieux qu’effarouche la jeunesse, surtout quand elle est circoncise. Si l’on tient absolument à raisonner en termes historicistes, stupides et obsidionaux, pourquoi ne pas voir dans l’intégration de la Turquie dans l’UE une merveilleuse revanche sur... la prise de Constantinople en 1453 ? Plus sérieusement, peut-on vraiment croire qu’un pays, dont la population égalera certes celle de l’Allemagne en 2015, mais dont l’économie demeure infinitésimale par rapport à celle de la « banane bleue » qui s’étire de Londres à Milan, déplacera le centre de gravité de l’UE, comme on nous le dit sans sourciller ? Pourquoi réduire une expansion objective de l’Europe et de son esprit politique à leur subversion ou à leur dilution ? Sinon par ignorance et islamophobie, fût-elle honteuse ?

Des idéologues peuvent évidemment être tentés de construire l’unité politique du continent à partir d’une fiction identitaire, en s’inventant un Autre et en le stigmatisant comme tel. Dès le Moyen Age, l’Europe occidentale s’y est essayée pour tenter de garantir la paix de Dieu entre les catholiques en menant la guerre contre les mahométans. Plus récemment le national-socialisme a voulu édifier une Europe purgée de ses juifs. On sait désormais où conduit la définition de telles cités.

La construction européenne, telle que l’ont voulue ses pères fondateurs, a précisément procédé de la récusation, à la fois philosophique et pragmatique, de ces logiques d’exclusion et d’antagonisme. Elle a d’abord été une efficace machine à nuire à la bêtise identitaire. Ce n’est pas seulement par les pages les plus sombres de son nationalisme que la Turquie appartient à l’Europe, mais aussi parce qu’elle lui offre aujourd’hui la meilleure opportunité de renouer avec le fil politique de son projet initial, forgé dans la résistance au bellicisme et au totalitarisme. A un esprit européen et démocrate « fondamentaliste », chacun des arguments prétendument « culturels » ou « historiques » avancés pour contrer l’éventualité de son adhésion à l’UE devrait en fait sonner comme un plaidoyer. C’est précisément parce que la Turquie fait problème identitaire aux yeux d’une large partie de l’opinion française que la reconnaissance de sa légitimité européenne est si importante du point de vue de la construction européenne.

La docilité avec laquelle nombre d’hommes politiques ou de hauts fonctionnaires s’abritent derrière le caractère supposé inacceptable de cet élargissement pour l’électorat en dit long sur l’état d’abaissement de la chose publique dans notre pays. Fut-ce ainsi que fut consommée la réconciliation franco-allemande, sur la ritournelle du « je suis leur chef, donc je les suis », ou par l’explication d’un dessein à la fois ambitieux, généreux et réaliste qui prenait la nation à rebrousse-poil, mais dans son intérêt de long terme ?

Tel est le dilemme que pose la Turquie à nos dirigeants. Bien peu semblent prêts à en sortir par le haut. De nos jours, l’esprit européen originel souffle plutôt entre Athènes et Ankara. Au vu des progrès accomplis par la Turquie sur le chemin de Copenhague, il nous dicte d’ouvrir sans délai les négociations d’adhésion et d’exposer à l’opinion pourquoi il serait éminemment souhaitable qu’elles puissent aboutir vers 2015. Ce serait en effet la meilleure réponse stratégique au défi que nous adresse Al-Qaida, une formidable victoire de la démocratie sur l’autoritarisme politique et, n’en déplaise aux publicistes chagrins, une vraie affirmation de notre vieux continent dans l’espace mondial.

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