Parmi toutes les raisons de se prononcer en faveur d’une adhésion de la Turquie à l’Europe, l’une au moins ne laisse personne tout à fait insensible : parmi les grandes nations, seule la Turquie est en position de faire valoir à la face du monde qu’on peut être un pays laïque, démocratique et cependant musulman. Nul autre, en effet, n’est au même degré susceptible de faire passer aujourd’hui, et plus encore demain, un tel message. Si nous intégrons la Turquie, ce qui suppose bien entendu qu’elle remplisse les critères requis, la chose sera pour ainsi dire prouvée par le fait. Si nous la rejetons, c’est la preuve du contraire que nous aurons nous-mêmes administrée. Il n’y a là nul chantage, mais un simple constat qu’on ne saurait écarter d’un revers de main.
Prétendre qu’on peut envisager une troisième voie entre le « oui » et le « non » - un partenariat privilégié - est sans doute tentant. Cela en arrangerait plus d’un, mais c’est à l’évidence se rassurer à bon compte. Une telle proposition eût été sans doute envisageable il y a vingt ans encore, peut-être même en l999, mais elle est désormais totalement irréaliste au regard des promesses unanimes et formelles qui ont été faites et répétées. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette n’a à cet égard aucune importance. C’est désormais un fait historique, et nul ne peut s’en affranchir d’un coup de baguette magique. La politique n’est pas un jeu où l’on pourrait refaire la partie. Elle est fille de l’histoire, et ses responsables doivent savoir que le temps n’y est pas réversible à volonté.
Vus d’Istanbul, nos débats provoquent donc d’ores et déjà de terribles dégâts. Peut-on y être indifférent ? Ne comprend-on pas que nos « amis » atlantistes en profitent pour distiller à jet continu un discours dévastateur dont la teneur est à peu près la suivante : « Vous croyez que les Français vous aiment parce qu’ils se sont opposés aux Américains sur l’Irak. Détrompez-vous : ils sont guidés par la lâcheté, l’égoïsme et le mépris. Voyez la loi sur le voile, voyez leur attitude envers la Turquie... »
Tout cela est sans doute faux. Ce n’en est pas moins désastreux, et un politique responsable ne peut pas ne pas en tenir compte. J’en déduis qu’il faut, pour provoquer en conscience de tels ravages, avoir d’excellentes et impérieuses raisons. Or à examiner de près celles qu’on avance jusqu’alors dans le débat public, force est de constater qu’elles naviguent en permanence entre l’inavouable et l’incohérent.
Contre l’entrée de la Turquie, on invoque, en effet, deux types d’arguments. Les uns sont liés à la nature réelle ou supposée du pays candidat, les autres à la conception de l’Europe qu’on veut aujourd’hui privilégier.
Dans le premier cas, on invoque, dans le désordre : la torture, les droits des femmes, la religion, la non-reconnaissance du génocide arménien, la situation économique, démographique, voire, pour les moins regardants, une prétendue « barrière culturelle ». La liste n’est pas limitative, mais, par définition même, aucune de ces objections, sauf à flirter ouvertement avec une forme de racisme que tous rejettent, n’est a priori insurmontable. Le processus d’adhésion prendra des années, et le laps de temps prévu pour négocier est destiné à permettre d’apporter une solution à de tels obstacles.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle à l’UDF, où se situent les principaux adversaires de la candidature turque, on tente de faire valoir une argumentation d’une tout autre portée. Quand bien même elle remplirait tous les critères exigés officiellement par l’Union européenne, il faudrait selon eux continuer de s’opposer à son entrée, inacceptable par essence, « car ce n’est pas une question turque qui nous est posée, mais une question européenne ». Passons sur le caractère incohérent du propos : à l’évidence, s’il n’y avait rien dans la question turque en tant que telle qui fasse obstacle, on voit mal pourquoi on devrait s’y opposer. Au reste, immédiatement après avoir mis en place ce rideau de fumée, les leaders de l’UDF, à commencer par François Bayrou, se lancent dans l’énumération, désormais rituelle, des données géographiques, historiques, sociologiques - voire « anthropologiques » (sic !) - qui font, à leurs yeux, de la Turquie un élément « indigeste » pour l’UE.
La raison avancée est officiellement la suivante : l’Europe ne saurait se borner à être un espace commercial régi par des règles démocratiques, mais il faut qu’elle devienne une entité suffisamment homogène sur le plan culturel et historique pour accéder enfin au statut de puissance politique qui lui permettrait de discuter d’égal à égal avec la Chine ou les Etats-Unis.
Qu’on puisse attendre de l’Europe davantage qu’une zone de libre-échange est tout à fait compréhensible et respectable. Que l’on fasse reposer cette exigence légitime sur le postulat d’une identité culturelle et historique commune constitue cependant une erreur colossale, tout à la fois sur la Turquie et sur l’Europe. Sur la Turquie parce que l’affirmation selon laquelle elle serait culturellement incompatible avec la conception française du projet européen est tout simplement fausse et inacceptable. Sur ce point, il faut reconnaître que Jacques Chirac, fidèle à la tradition gaulliste, a de toute évidence raison. On pourrait d’ailleurs plaider avec plus de raisons que la culture la plus « différente », sinon la plus opposée à celle de la France est sans doute la culture allemande. Presque tout nous sépare ou nous distingue, y compris la langue jusque dans ses plis et replis les plus singuliers. Cela ne nous empêche en rien, tout au contraire, et c’est cela la grandeur du projet et la force du couple franco-allemand, de partager un idéal commun. Justement parce qu’il n’est pas enraciné dans une identité culturelle.
Concevoir l’Europe sur le modèle américain comme une « grosse nation », comme un Etat fédéral qui posséderait une identité culturelle homogène, bref, comme un communautarisme élargi, c’est ne rien comprendre à ce qui fut et doit rester l’essence même de la construction européenne. Cette dernière est, au meilleur sens du terme, un « artifice ». Elle vise, en s’inspirant de l’idéal anticommunautariste des droits de l’homme, tout à la fois au respect absolu des identités nationales et à leur dépassement radical dans un projet politique et constitutionnel résolument volontariste. Plaider pour une culture commune qui exclurait la Turquie, c’est donc plaider pour une conception nationaliste, identitaire et communautariste de l’Europe qui contredit tout ce que ses principes fondamentaux ont de plus élevé. Le fait que des responsables censés incarner l’idéal européen puissent commettre une telle bévue en dit long sur leurs arrière-pensées politiciennes. Gageons que l’opinion publique, une fois éclairée, saura les faire revenir à la raison.
Luc Ferry, ancien ministre de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, est membre du Conseil économique et social ; il anime le Conseil d’analyse de la société, créé auprès du premier ministre ; il collabore à la chaîne LCI.