Du haut de leur gros bon sens, les contempteurs de la candidature turque à l’Union européenne, Valéry Giscard d’Estaing en tête, invoquent la géographie pour étayer leur refus. Ce faisant, ils en disent long sur la conception qu’ils se font du monde dans lequel ils vivent encore - et dans lequel ils risquent de nous faire retomber.
Mettre en doute l’appartenance géographique de la Turquie à l’Europe, c’est partir d’une évidence. Seule une petite partie du territoire turc est située à l’ouest du Bosphore, censé indiquer la limite de l’Asie. Mais, comme souvent les évidences, celle-ci est trompeuse. Elle renvoie à une définition archaïque de la géographie physique qui repose sur l’idée de frontière naturelle. Or, qui peut encore croire, en Europe occidentale, au caractère « naturel » des frontières ? Le Rhin, le Channel, les Pyrénées, pour la défense desquels des millions de Français sont morts, ont été « dénaturalisés » par la construction européenne. Qui s’en plaint ? Les frontières des pays ou des continents se déplacent ou s’effacent au gré des échanges commerciaux et culturels, des migrations, des projets d’intégration politique et régionale. Elles sont imaginées par l’action des hommes, non par les desseins de Dame Nature.
L’Anatolie a des lettres de noblesse chrétiennes beaucoup plus anciennes que l’Europe du Nord
Le Bosphore n’est naturellement pas une frontière, pas plus que ne l’est la mer Egée. La Grèce, quand elle a cherché à annexer l’ouest de l’Anatolie, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’entendait bien ainsi. Et Istanbul, première ville industrielle du bassin méditerranéen et de la mer Noire, que les opposants à la candidature turque placent avec indulgence en Europe, a depuis longtemps franchi le détroit. Sa conurbation de 12 millions d’habitants s’étend dans le golfe d’Izmit et jusqu’à Bursa. Les « pendulaires » qui empruntent quotidiennement les ponts suspendus reliant les deux rives n’éprouvent au petit matin aucun vertige intercontinental ni ne revivent l’épopée de Darius ou d’Alexandre ! A l’inverse, l’idée de frontière naturelle, prise au pied de la lettre, inclut dans le continent européen le Daghestan et la Tchétchénie, au nord du Caucase - mais ni la Géorgie ni l’Arménie... - et amène à s’interroger sur l’appartenance de Chypre, située à une encablure du Liban.
Dans ses rêves de contrebandier, Valéry Giscard d’Estaing doit s’imaginer franchir les montagnes à dos de mulet. Mais réveillez-vous, monsieur le Président de la République ! Nous sommes à l’âge d’Internet, de la finance globale et des missiles intercontinentaux ! La Turquie est déjà au sein de l’UE du point de vue de la géographie humaine et économique. Grâce à ses 3,6 millions d’émigrés qui y vivent, y travaillent et y créent - à l’instar du dessinateur de voitures Mercedes Benz et Peugeot Murat Günak, du chanteur Tarkan ou du réalisateur Fatih Akin, auteur de Head-On, ours d’or à Berlin en 2004. Grâce aux représentants de la deuxième génération qui ont été élus députés, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas. Grâce à l’union douanière qui a instauré, en 1996, la libre circulation des biens industriels et des produits agricoles transformés, à l’abri du tarif extérieur commun (TEC). Grâce aux différentes institutions, telles que le Conseil de l’Europe, la Fédération européenne de football, Eurovision, dont elle est membre de plein droit depuis plusieurs décennies.
L’ancrage de la Turquie dans l’espace européen est également « ethnique ». Le pays est en partie non négligeable peuplé de réfugiés originaires des Balkans, de la mer Noire et de Grèce. Les Anatoliens eux-mêmes sont en majorité les lointains descendants des peuples autochtones d’Asie Mineure, qui ont été partie prenante et agissante aux civilisations grecque, hellénistique et romaine, puis au christianisme de l’Antiquité tardive. Ils se sont convertis à l’islam, parfois très tardivement, par convenance politique et sociale. Mais, sous ce couvert musulman, l’Anatolie a des lettres de noblesse chrétiennes beaucoup plus anciennes que l’Europe du Nord. Elle abrite quelques-uns des lieux les plus sacrés de la catholicité : Ephèse, où a séjourné la Vierge, Myra, où est né saint Nicolas, Nicée, où se tint le premier concile oecuménique, Antioche, que saint Paul évangélisa et dont l’apôtre Pierre aurait été le premier évêque. L’idée selon laquelle les citoyens turcs d’aujourd’hui sont des Turkmènes d’origine ouralo-altaïque, à peine descendus de leur cheval, est un non-sens historique. Sauf à croire que les Français contemporains sont vraiment les petits-enfants de Clovis... L’Anatolie est une marqueterie humaine que des siècles de métissage et de conversion religieuse interdisent de réduire à une équation identitaire simpliste, pour ne pas dire délirante.
En revanche, l’insertion de la Turquie dans le paysage humain moyen-oriental est limitée, malgré la présence d’une minorité arabophone dans le Sud-Est. La rancœur de la « trahison » dont se seraient rendus coupables les Arabes à l’encontre de l’Empire ottoman, lors de la Première Guerre mondiale, et, pour dire les choses directement, un solide fond de préjugés racistes tempèrent la solidarité panislamique des Anatoliens. Même les Kurdes regardent plus à l’ouest - notamment vers Istanbul et l’UE - qu’à l’est, quelle que soit la densité des réseaux commerciaux informels avec l’Irak et l’Iran.
La négation de l’identité européenne de la Turquie n’est qu’un mauvais remake des fantasmes occidentaux quant au « despotisme oriental ». Historiens et philosophes ont montré comment ce mythe a permis aux penseurs des Lumières de critiquer de façon oblique la monarchie absolutiste, notamment française, en contournant sa censure, sans trop d’égards pour la véracité. Certes, l’Empire ottoman, confronté à la menace russe, a pratiqué sur ses vieux jours un nationalisme de purification ethnique en se rendant coupable du génocide des Arméniens de l’Est anatolien. Osons dire que ce fut aussi en cela qu’il fut européen. Ces atrocités participent de la même matrice historique que la Shoah, les guerres coloniales, l’extermination des Amérindiens. Elles marquent le parcours sanglant de l’Etat-nation bureaucratique et centralisé comme expression politique du capitalisme occidental.
De Séville à Belgrade, la religion musulmane est, elle-même, une part de la géographie historique de l’Europe. Elle est aussi, désormais, la confession de millions de citoyens européens du fait des migrations, autre réalité géographique de la globalisation qui ne s’embarrasse pas des frontières naturelles. Une religion « orientale » ? Oui, au même titre que le judaïsme et le christianisme. Des idéologues peuvent évidemment être tentés de construire l’unité politique du continent à partir d’une fiction identitaire et géographique, en s’inventant un Autre et en le stigmatisant comme tel. Dès le Moyen Age, l’Europe occidentale s’y est essayée pour promouvoir la paix de Dieu entre les catholiques en menant la guerre contre les mahométans. Plus récemment, le national-socialisme a voulu édifier une Europe purgée de ses juifs, qui étaient supposés la polluer. On sait désormais où cela conduit. Nous ne ferons pas aux tenants de l’Europe des frontières naturelles l’injure de croire qu’ils en sont adeptes. Mais ils tournent le dos au monde contemporain en oubliant qu’il n’y a de frontières, singulièrement européennes, que celles, politiques, de la proximité : la proximité physique, mais aussi et surtout celle du projet commun que fondent les valeurs partagées de la démocratie et du marché. Sur la base de ces critères, la Turquie est géographiquement européenne, autant que la Pologne, et beaucoup plus que la Russie de Poutine, l’Ukraine de Koutchma ou la Biélorussie de Loukachenko.
* Jean-François Bayart est directeur de recherche au CNRS, président du Fasopo, Fonds d’analyse des sociétés politiques.
Dernier ouvrage paru : Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation (Fayard, 2004).