La France a très nettement durci le ton, hier, face à la Turquie, dans la perspective de l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne, normalement prévue le 3 octobre. Hier, Dominique de Villepin, puis Jacques Chirac ont, tour à tour, conditionné l’ouverture de ces négociations à la reconnaissance de Chypre par Ankara.
La Turquie a, vendredi, signé un protocole étendant à Chypre et aux neuf autres pays ayant rejoint l’UE en mai 2004, l’accord d’union douanière qui la lie, depuis 1996, aux autres pays membres de l’Union. Mais ce geste, qui constitue l’une des conditions imposées par Bruxelles pour l’ouverture des négociations d’adhésion à la date prévue, « ne signifie en rien une reconnaissance de la République de Chypre à laquelle le protocole se réfère », a aussitôt ajouté le gouvernement d’Ankara.
« Il ne me paraît pas concevable qu’un processus quelconque de négociations puisse s’ouvrir avec un pays qui ne reconnaîtrait pas chacun des membres de l’Union européenne, c’est-à-dire les vingt-cinq », a prévenu Dominique de Villepin, invité matinal d’Europe 1. C’est ce « principe » que « la France fera valoir à la Turquie comme aux autres pays de l’Union européenne lors des prochains rendez-vous ».
Et si la Turquie ne respecte pas toutes les conditions qui lui ont été fixées d’ici au 3 octobre, « il sera urgent d’attendre qu’elle marque une vraie volonté de rentrer dans ce processus de négociation », a ajouté le premier ministre. Alors que Jean-Pierre Elkabbach lui demandait s’« il pourrait ne pas y avoir de 3 octobre », il a répondu : « Tout à fait, je crois que les choses doivent être claires. »
Un peu plus tard, en Conseil des ministres, le président de la République a appuyé la position de Dominique de Villepin. « Comme l’a dit le premier ministre, il n’est pas envisageable d’ouvrir des négociations avec un pays qui ne reconnaît pas l’un des membres de l’Union », a dit en substance Jacques Chirac, selon plusieurs de ses ministres.
Jamais le chef de l’État n’était allé aussi loin. Favorable à l’ouverture de négociations d’adhésion avec Ankara, il est sur cette question ultrasensible en opposition directe avec son propre parti. L’UMP, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, comme auparavant sous celle d’Alain Juppé, s’est officiellement prononcé contre l’entrée de la Turquie dans l’Union. Très isolé à droite, Jacques Chirac a continué à défendre ce point de vue, alors même que le problème de la Turquie a empoisonné la campagne pour le oui au référendum européen.
Mais lors du dernier Conseil européen, à Bruxelles, à la mi-juin, le président avait très clairement posé la question de la poursuite des élargissements, après le rejet de la Constitution par la France et les Pays-Bas. « L’Union européenne peut-elle continuer à s’étendre sans que nous ayons les institutions capables de faire fonctionner efficacement cette Union élargie ? » s’était-il interrogé, sans jamais citer la Turquie.
A Ankara, aucun commentaire officiel ne filtrait, hier en début d’après-midi, hormis un laconique rappel du chef de la diplomatie turque, Abdullah Gül, martelant que l’Europe doit tenir ses engagements.
Cependant, le pays bruissait déjà d’une rumeur pleine de réprobation : « La Turquie n’acceptera jamais que la reconnaissance de l’administration grecque chypriote soit une précondition », assurait une source proche du gouvernement turc. A la veille de la signature, le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, avait lui aussi employé le mot « jamais » : « Notre position, tant qu’un accord n’est pas conclu, ne changera jamais », avait-il prévenu.
En fin de journée, la presse préparait ses gros titres, la plume trempée dans l’acide. Au journal Milliyet, l’un des quotidiens les plus lus dans le pays, les journalistes s’apprêtaient à rendre compte de ce qu’ils considèrent comme une trahison, un manquement à la parole donnée. Colère pour les uns, inquiétude pour les autres : « Je crains que ce pavé dans la mare endommage sérieusement les relations entre la France et la Turquie, pronostique un diplomate français. Forcément, les Turcs vont croire qu’on veut leur poser de nouvelles conditions. Pourtant, je crois que, même s’il le voulait, le gouvernement d’Ankara ne serait pas actuellement en mesure de reconnaître la République de Chypre. La question chypriote est, pour la Turquie, un sujet qui touche autant à la politique intérieure qu’aux relations internationales. »
Dès le lendemain de la signature du protocole d’extension de l’accord d’union douanière la semaine dernière, le gouvernement s’était déjà vu reprocher par l’ensemble des partis d’opposition de brader les intérêts nationaux. Dans la perspective des prochaines élections présidentielles et législatives, normalement prévues pour 2007, le parti AKP au pouvoir peut difficilement rester sourd à de telles critiques. Il est donc probable que, dans les jours et les semaines à venir, Ankara reste cramponné à sa position initiale : non à une reconnaissance immédiate de Chypre, oui à l’ouverture des négociations en octobre.