Le Président Abdullah Gül a finalement promulgué, le 22 février 2008, la réforme constitutionnelle (adoptée par le Parlement, le 9 février 2008) qui vise à lever l’interdiction du port du voile dans les universités turques.
Bien qu’elle se soit fait attendre (le Chef de l’État ayant usé du délai qui lui était imparti dans sa presque totalité), cette ratification présidentielle, qui théoriquement met le texte en vigueur, ne règle pas définitivement un problème qui fait la une de l’actualité turque depuis plusieurs semaines. En effet, comme ils l’avaient annoncé, les partis d’opposition laïques CHP (Parti Républicain du Peuple) et DSP (Parti Démocrate de Gauche) ont déposé, un recours contre la réforme du gouvernement, devant la Cour constitutionnelle, le 27 février 2008.
À l’appui de ce recours, les requérants soutiennent que la réforme constitutionnelle en question, qui a consisté en une modification des articles 10 (sur l’égalité devant la loi) et 42 (sur le droit à l’éducation), viole le principe de laïcité et en particulier l’article 2, qui fait partie des articles intangibles de la Constitution. Le recours invoque également d’autres passages de la Constitution, notamment ses dix premiers articles ainsi que les articles 24, 42, 90, 138, 148, 153, 174 et 175 pour démontrer que la révision constitutionnelle adoptée menace la séparation entre la religion et l’Etat. Reste à savoir si la Cour suivra et annulera un texte qui paraît inattaquable sur la forme (la procédure de vote ayant été respectée) et difficile à contester sur le fond (la modification constitutionnelle en elle-même étant peu explicite).
Imbroglio
En outre, il n’est pas sûr que la décision de la Cour, quelle qu’elle soit, parviendra à clore cette affaire. Car, d’ores et déjà, le problème s’est déplacé sur le terrain universitaire. Ces dernières semaines, plusieurs pétitions ont circulé, montrant que les points de vue des autorités universitaires et des enseignants étaient multiples et contradictoires.
Les uns approuvent le gouvernement au nom de la liberté individuelle, les autres rejettent la réforme en invoquant la laïcité, les derniers renvoient dos-à-dos partisans et adversaires de la levée du voile.
Eu égard à l’incertitude juridique qui affecte encore la portée de la réforme, la situation évolue de façon variable sur les campus. Alors même que certaines universités tolèrent déjà le port du voile depuis plusieurs semaines et entendent désormais mettre la réforme en application, d’autres estiment que la révision des articles 10 et 42 de la Constitution ne change pas vraiment la situation antérieure et s’érigent en bastion de la laïcité militante. Invoquant l’insuffisance de la révision constitutionnelle réalisée, de nombreux recteurs refusent ainsi de mettre en œuvre la réforme et somment le gouvernement de prendre des mesures plus explicites détaillant le type de voile admis à l’Université et excluant le port de tenues comme le tchador ou la burka. On sait qu’une telle réglementation, qui supposerait la révision de l’article 17 du statut du YÖK (Conseil de l’Enseignement supérieur), avait été initialement annoncée par la coalition AKP-MHP (cf. nos éditions des 3 et 5 février 2008), qui est à l’origine de la réforme, mais que, pour l’instant, le gouvernement a renoncé à la proposer au Parlement, craignant qu’une telle disposition ne donne des arguments au camp laïque pour demander une annulation de la réforme à la Cour constitutionnelle.
Ces deux derniers jours, le fossé s’est élargi entre le gouvernement et la hiérarchie universitaire qui rejette majoritairement la réforme. Le 28 février 2008, le Conseil inter-universitaire qui rassemble les recteurs et qui est présidé par Mustafa Ak Aydin, le recteur de l’Université « Akdeniz » d’Antalya, a demandé à Yusuf Ziya Özcan, le président du YÖK (Conseil supérieur de l’Enseignement supérieur) récemment nommé par le président Gül (cf. notre édition du 16 décembre 2007), de démissionner. Estimant qu’il gouvernait « de manière centraliste et autocratique au lieu de créer un climat propice au bon fonctionnement des institutions universitaires », le Conseil inter-universitaire des Recteurs, dans une lettre adressée au président de la République, considère ainsi que Yusuf Ziya Özgen « est incapable de représenter les universités turques ».
Cette déclaration a précédé l’ouverture d’une procédure d’information judiciaire par le Procureur d’Ankara à l’encontre du président du YÖK et visant la décision par laquelle ce dernier a estimé, que la révision constitutionnelle des articles 10 et 42 permettait désormais aux recteurs d’autoriser le voile dans leurs universités. Cette action judiciaire a fait suite à plusieurs plaintes déposées contre un ordre écrit envoyé, le 24 février 2008, par le président du YÖK, aux recteurs, pour leur demander d’appliquer la réforme. L’une de ces plaintes est venue des instances dirigeantes du CHP qui soutient activement la hiérarchie universitaire dans la lutte qu’elle a engagée contre le foulard. La riposte gouvernementale ne s’est pas fait attendre puisque le vice-président de l’AKP, Dengir Mir Mehmet Firat, a demandé aux procureurs turcs d’engager des poursuites contre les recteurs qui refusent d’admettre les étudiantes portant le foulard dans leurs établissements, tandis que Recep Tayyip Erdogan déposait dans le même temps une plainte pour diffamation à l’encontre de Deniz Baykal, le leader du parti kémaliste, suite à des propos insultants que celui-ci aurait tenus, la semaine passée, au Parlement.
Certains observateurs craignent désormais que cette réforme inachevée engendre une situation incertaine dans les universités, propices à des troubles et des violences, au moment même où, la question kurde refait surface, consécutivement à la récente intervention militaire en Irak du Nord contre les bases du PKK.
Pourtant en dépit d’une conjoncture difficile et d’incidents régulièrement signalés dans certaines universités, une déstabilisation politique et sociale ne semble pas à l’ordre du jour, en Turquie. Il faut dire que les universités ne sont plus les terrains d’affrontement qu’elles ont pu être dans les années 70 et que l’ensemble de la société paraît plus apte aujourd’hui à réguler des conflits qui autrefois ont conduit à de tragiques événements.