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La carte turque au Moyen-Orient

mardi 13 avril 2010, par Pierre Razoux

Pierre Razoux *

Le responsable de recherches au Collège de défense de l’Otan souligne la montée en puissance de la crédibilité d’Ankara dans l’opinion publique arabe sunnite.

Force est de constater que le processus de paix israélo-palestinien est dans l’impasse. Tous ses parrains, Quartet en tête, ont beau se pencher sur lui, aucun ne semble avoir les moyens de convaincre Mahmoud Abbas de rejoindre la table des négociations, et Benyamin Nétanyahou d’accepter des concessions indispensables mais douloureuses. La dernière rencontre à Washington entre le président Obama et le premier ministre israélien en est l’illustration flagrante. Dans ces conditions, qui donc pourrait sortir ce processus de l’ornière, là où la première puissance mondiale n’y parvient pas ?

La réponse pourrait bien surgir d’Ankara, où le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, développe un activisme étonnant en direction du Moyen-Orient. Cet activisme n’est pas le fruit du hasard, mais d’une stratégie politique mûrement réfléchie. Le gouvernement turc est en effet convaincu qu’il lui faut accroître son influence dans la région pour s’imposer comme un acteur régional incontournable et accroître par là même ses chances d’intégrer un jour la famille européenne. Il sait surtout qu’il lui faudra être présent et influent dans la région au moment du retrait américain d’Irak, pour être certain que la question kurde ne se réglera pas à son désavantage. Cet attrait pour le Moyen-Orient est en outre amplifié par les rebuffades essuyées par Ankara auprès de l’Union européenne.

Cette nouvelle politique étrangère semble d’autant plus opportune que la Turquie s’impose de plus en plus comme un modèle pour l’opinion publique arabe sunnite, qui ne peut que constater l’effacement de l’Égypte et de l’Irak et l’isolement de la Syrie, et ne se reconnaît ni dans le wahhabisme saoudien ni dans le prosélytisme chiite iranien. De Rabat à Bagdad, en passant par Gaza, l’opinion arabe perçoit la Turquie comme une démocratie en plein essor économique, qui a réussi à trouver un équilibre entre un gouvernement porteur des valeurs islamiques et une institution militaire laïque empêchant l’arrivée au pouvoir d’un régime islamiste radical.

Pour parvenir à ses fins, le gouvernement islamique de Recep Tayyip Erdogan développe une politique de bon voisinage et de « soft power » en proposant des partenariats économiques et énergétiques à ses voisins, mais aussi en mettant en avant ses capacités de médiation, comme entre Israël et la Syrie ou, plus récemment, entre l’Iran et la communauté occidentale. Ce faisant, le pouvoir turc désamorce l’hostilité latente de l’institution militaire à son encontre en lui faisant miroiter un retour d’influence d’Ankara sur la scène moyen-orientale, ressuscitant ainsi une certaine forme de néo-ottomanisme prompte à flatter l’ego de l’armée turque.

C’est la raison pour laquelle la Turquie s’efforce actuellement d’investir le champ du processus de paix israélo- palestinien, après avoir essayé en vain de s’imposer comme médiateur dans le processus de rapprochement israélo-syrien. Pour s’imposer dans ce jeu déjà très compliqué, le gouvernement turc a choisi de s’immiscer par la petite porte, c’est-à-dire par la bande de Gaza, là où l’influence égyptienne est en chute libre et où le Hamas cherche désespérément un interlocuteur en qui il puisse avoir confiance. Car, du point de vue de la milice islamiste, le régime égyptien, trop aligné sur les positions israéliennes, a perdu toute crédibilité. Qui plus est, l’allié syrien pourrait être tenté de sacrifier son soutien au Hamas en échange d’un plein retour de la Syrie au sein de la communauté internationale. Quant à l’allié iranien, celui-ci est loin et plus isolé que jamais. La carte turque semble donc d’autant plus attractive que l’AKP n’a jamais caché ses sympathies à l’égard du Hamas.

De son côté, le premier ministre turc fait le calcul que le gouvernement israélien, qu’il le veuille ou non, n’aura pas d’autre choix que de traiter à terme avec le Hamas. Ce jour-là, Ankara apparaîtra comme un médiateur naturel. Il sait aussi que les autorités israéliennes ont besoin de la Turquie, malgré les dénégations du ministre des Affaires étrangères, Avigdor Lieberman. Il sait en outre que la présence éventuelle de militaires turcs sur le terrain, en tant que force d’interposition entre Israéliens et Palestiniens, serait acceptée par les deux parties, comme le prouvent les témoignages recueillis sur place. Cette présence serait d’ailleurs bien accueillie par les militaires turcs, qui se verraient ainsi reconnaître un rôle clé dans la région. C’est la raison pour laquelle Recep Tayyip Erdogan multiplie les actions d’assistance en direction de Gaza, insiste auprès des autorités israéliennes pour se rendre sur place et invite régulièrement les responsables du Hamas en Turquie.

Cet activisme turc se heurte néanmoins à plusieurs obstacles. Tout d’abord, l’animosité d’un pouvoir égyptien affaibli qui craint de se voir dépouiller de son dernier atout sur la scène diplomatique régionale. Ensuite, la méfiance d’un gouvernement israélien qui ne fait plus confiance à la Turquie depuis l’altercation médiatisée entre MM. Erdogan et Pérès à Davos, en janvier 2009. Enfin, l’hostilité affichée par le Fatah et l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, qui sont liés au pouvoir égyptien par des connexions interlopes et qui craignent qu’une réconciliation intrapalestinienne sous les auspices de la Turquie se fasse à leurs dépens.

Le gouvernement islamique turc est donc bien conscient que son activisme au sein du processus de paix ne se conçoit que sur le moyen, voire le long terme, et que sa réussite n’est pas garantie. Mais peu importe pour lui, car même s’il n’aboutissait pas, il contribuerait à renforcer à la fois l’image de la Turquie dans la région et son statut de porte-étendard pour des populations arabes sunnites en perte de repères.

« Le pouvoir turc désamorce l’hostilité latente de l’institution militaire à son encontre en lui faisant miroiter un retour d’influence d’Ankara sur la scène moyen-orientale, ressuscitant ainsi une certaine forme de néo-ottomanisme prompte à flatter l’ego de l’armée turque »

* Auteur d’ Histoire de la Géorgie. Clé du Caucase, Éditions Perrin, 2010

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Sources

Source : le Figaro, le 10.04.10

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