Au énième checkpoint militaire qui barre la route escarpée menant à la petite ville de Semdinli, un soldat inspecte machinalement les véhicules. « Qu’allez-vous faire là-bas ?, interroge son officier sur un ton inquisiteur. Il n’y a pas de tourisme à faire à Semdinli, vous ne verrez pas la mer. » Le Bosphore est à 2 000 kilomètres de cette zone située aux confins orientaux de la Turquie, dans la région kurde qui jouxte les frontières iranienne et irakienne.
Mais Semdinli, cernée par les montagnes et quadrillée par les forces de sécurité, est plongée depuis vingt-cinq ans au cœur du conflit entre l’armée turque et la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). C’est dans ce fief du mouvement nationaliste kurde que le PKK a commis son premier fait d’armes, en prenant d’assaut, le 15 août 1984, le poste de gendarmerie situé en haut de la rue principale, donnant le signal du déclenchement de la lutte armée contre l’Etat. La guerre, depuis, a fait plus de 45 000 morts.
Tout juste un quart de siècle plus tard, la Turquie entrevoit la fin du conflit : le leader emprisonné du PKK, Abdullah Ocalan, doit rendre publique, le 15 août, sa « feuille de route », depuis sa cellule de l’île-prison d’Imrali. Et le gouvernement turc, de son côté, accélère les négociations pour tenter de trouver une issue à son « problème kurde ».
Dans la pénombre du fond d’une boutique de Semdinli, à cent mètres de la gendarmerie, une ex-combattante du PKK veut donner son avis sur ces messages d’ouverture d’Ankara : « Nous ne faisons pas confiance à l’Etat turc », clame cette femme dont l’allure et le langage restent marqués par les années passées dans la montagne.
« Nos députés du DTP (pour une société )ne peuvent pas user de leurs droits. Il faut que l’Etat tienne compte des propositions d’Abdullah Ocalan », ajoute la jeune femme.
La bourgade de 15 000 habitants a connu trop de violences pour verser dans l’enthousiasme. De l’autre côté de la rue, le propriétaire de la Librairie de l’espoir, Seferi Yilmaz, un moustachu jovial, s’est trouvé, à vingt ans d’écart, des deux côtés du fusil. Le jour de la fameuse attaque de 1984, il faisait partie du commando du PKK qui a fait irruption à Semdinli. « Nous étions 21, j’avais fait des croquis des lieux et nous avions bloqué les rues, raconte-il au milieu de ses rayonnages de livres. Le premier groupe s’est posté face à la caserne pour empêcher les soldats de sortir. Trois soldats ont été tués mais notre but, c’était la propagande. » Pendant que les militaires étaient tenus en joue, des petits groupes entraient dans les cafés et haranguaient les habitants interloqués. « On leur a parlé du coup d’Etat fasciste de 1980, des prisonniers politiques et des idées du PKK. Il fallait utiliser la communication orale, car beaucoup ne savaient pas lire, se souvient-il avec une pointe de nostalgie. Après, nous nous sommes dispersés dans la montagne vers l’Irak. » En propageant au passage, de village en village, la nouvelle de l’attaque. Six mois plus tard, Seferi Yilmaz fut arrêté à Semdinli et emprisonné pendant quinze ans.
« Bons petits gars »
Le plan d’Abdullah Ocalan, qui avait décidé de lancer simultanément des attaques à Semdinli mais aussi à Eruh, plus à l’ouest, a réussi au-delà de ses espérances. Ce coup d’éclat a installé durablement le PKK dans la position du défenseur de la cause kurde face à l’Etat turc, et la guérilla marxiste léniniste a repris le flambeau des rébellions passées, comme celle de Cheikh Saïd, pendu dans les années 1920.
« Ils voulaient sûrement faire revivre cette mémoire, estime le journaliste Emin Sari. Ils ont aussi choisi le 15 août, car c’est le jour où l’on célèbre le phénix, très important dans notre mythologie. Cette attaque était comme un symbole de la résurrection de la société kurde. »
A sa sortie de prison, Seferi Yilmaz achète sa petite boutique et se réfugie dans les livres, politiques, de préférence. Trotski, Frantz Fanon, Balzac et... Ocalan, son « auteur » préféré.
En 2005, la deuxième affaire de Semdinli éclate dans la librairie. A l’heure du déjeuner, un homme surgit et jette deux grenades, tuant un client. Visé, Yilmaz échappe à la mort. L’assaillant est rattrapé alors qu’il s’engouffrait dans une voiture où l’attendaient deux complices. Les habitants appréhendent les suspects : des militaires en civil. Dans le coffre de la voiture, des armes et des plans de la boutique sont retrouvés.
L’affaire devient rapidement un scandale national et met en évidence les méthodes expéditives employées par l’armée dans sa lutte contre la guérilla : tortures, disparitions, coups tordus. La répression a fait des milliers de victimes parmi les civils ou les soutiens supposés à la rébellion. « En trois mois, il y a eu 16 attentats comme celui-là à Semdinli », raconte Seferi Yilmaz.
Les auteurs de l’attaque de la librairie, « de bons petits gars », selon le chef de l’état-major de l’époque, Yasar Büyükanit, ont ensuite échappé à la justice et le procureur qui avait osé ouvrir une enquête a été muté. Seferi Yilmaz, lui, est retourné quelque temps en prison. Aujourd’hui, sa boutique a pris des allures de musée. Les cratères creusés par les grenades et les éclats de métal incrustés dans le plafond : il a tout gardé en l’état.
Dans le bureau local du DTP, le parti kurde légal, les portraits des « martyrs » du PKK en tenue de guérilla tapissent les murs. La dernière victime en date, Ali Kaçar, un jeune permanent du parti, a été tuée à la mi-avril dans des combats avec l’armée, quasi quotidiens dans les montagnes alentour. Derrière son bureau de secrétaire général de la section locale du parti, Emrullah Oztürk estime que l’assaut du 15 août était « le premier cri de la résistance kurde ». « L’Etat disait que le mot kurde venait du bruit des pas dans la neige, rappelle-t-il. Nous avons vécu des années d’arbitraire et de torture. On ne pouvait même pas porter nos tenues traditionnelles. Encore aujourd’hui, il y a des morts alors que le PKK a décrété un cessez-le-feu jusqu’en septembre. »
Acquise à la cause, Semdinli a payé un lourd tribut à cette guerre en vingt-cinq ans, et la radicalisation de la population est perceptible. « Quoi qu’il dise, nous soutiendrons Abdullah Ocalan dans ses propositions. Il a dit qu’après le 15 août, si l’Etat ne prenait pas les mesures qui s’imposent, il ne répondait plus de rien », avertit le militant.
Guillaume Perrier