La Turquie a eu le malheur d’être dirigée par des gouvernements de coalitions multiples et complexes, dont les divisions ont régulièrement déclenché des interventions militaires. Pour comprendre la dynamique du paysage politique actuel en Turquie et saisir comment le Parti pour la Justice et le Développement (AKP) se trouve désormais au centre de la vie politique, on doit retourner en arrière pour examiner les racines de la république dans ce pays, et revoir la vision de son fondateur, Mustafa Kemal Ataturk.
Washington, Raymond J. Mas/Service de Presse de Common Ground -
La nation turque doit son existence à la forte personnalité d’Ataturk (dont le nom signifie « Père des Turcs »), héro militaire qui sauva un peuple brisé et désabusé du gouffre où il se trouvait suite à la dissolution désastreuse de l’Empire ottoman à la fin de la première guerre mondiale.
Si Ataturk dota l’Etat d’une constitution libérale, il fit preuve de réserve et de méfiance à l’égard des partis politiques, considérant que tout parti d’opposition mettrait en péril ses réformes radicales.
De plus, Ataturk estimait que la religion allait à l’encontre du progrès.
Par conséquent, la marginalisation de la religion fut un des principes essentiels des partisans de la laïcité, dont l’armée qui se considère comme le gardien de l’éthique laïque et civique du « kemalisme », même si constitutionnellement elle est censée être neutre.
Or après la seconde guerre mondiale, l’armée est entrée sans trop de difficultés dans l’arène politique du fait du chaos politique et économique causé par le manque de cohésion des dirigeants en total désaccord. Depuis, elle ne s’est jamais retirée. Aujourd’hui, elle fait partie du Conseil de sécurité national qui en a fait en réalité un partenaire permanent au sein de tous les gouvernements successifs.
La longue période d’instabilité politique prit fin quand Turgut Ozal, aujourd’hui décédé, devint Premier ministre en 1983. Il est considéré par de nombreux Turcs comme le dirigeant le plus influent depuis Ataturk, et demeure encore aujourd’hui un personnage politique très apprécié en Turquie.
Turgut Ozal, qui avait des origines kurdes, ne voyait aucune contradiction entre religion et modernité et chercha à intégrer la religion dans la culture civique comme c’est le cas aux Etats-Unis. En janvier 1991, en tant que président, son cabinet approuva la suppression de trois articles du code pénal qui bannissaient toute politique fondée sur la classe sociale ou la religion.
Dans ce nouveau climat, la religion trouva une façon d’inscrire son empreinte dans un système politique nouveau et ouvertement démocratique et la conséquence directe fut la formation de partis politiques.
En 1997, la première femme Premier ministre, Tansu Çiller, fit un compromis avec un parti politique islamique, l’ancêtre de l’actuel AKP.
Cependant, comme dans le passé, l’armée intervint pour se débarrasser de ce gouvernement, détruisant ainsi toute possibilité pour un parti religieux de faire ses preuves.
Or la succession de gouvernements faibles, touchés par des scandales et discrédités par une inflation en spirale et des chamailleries politiques, coïncidant avec l’arrivée d’une jeune génération de dirigeants islamiques semblables aux démocrates-chrétiens européens, prépara le terrain pour un retour étonnant de l’AKP.
Aujourd’hui les partis laïcs, divisés en cliques regroupées derrière une personnalité, sont incapables d’avoir un candidat qui les unissent et qui puisse relever le défi face à l’AKP de façon efficace. Beaucoup d’électeurs laïcs considèrent qu’on les a privés de leur voix politique.
Le danger est qu’ils se retournent vers l’armée pour que celle-ci fasse ce que leurs politiciens ne réussissent pas à faire et arrache de force le pouvoir à l’AKP. C’est ce que suggèrent de récentes révélations concernant le groupe laïc Ergenekon, accusé d’avoir conspiré pour renverser gouvernement.
A la lumière de tout cela, y-t-il un avenir pour une politique centriste en Turquie ?
En ce moment, l’AKP semble être ce qui se rapproche le plus d’un parti centriste. Le déclin du Parti Républicain du Peuple, plutôt de centre gauche, et celui des partis plutôt de droite tels que le Parti de la Nation et le Parti de la Juste Voie signifie qu’il n’y a pas de rivaux sérieux face à l’AKP pour le moment. Au bout du compte, la menace principale pour l’AKP – si celui-ci n’y fait pas attention – viendra de l’AKP lui-même, et de la tentation de vouloir dépasser ses limites politiques du fait de sa popularité croissante.
L’AKP a gagné le soutien d’un large éventail d’électeurs qui lui donnent leur voix pour ses réformes économiques et sociales, à quoi s’ajoute le charisme de son leader, Recep Tayyip Erdogan. Sa politique ferme en matière d’adhésion à l’Union européenne a réussi à faire taire les revendications selon lesquelles, qu’avec l’AKP, l’Occident s’éloignerait de la Turquie. Ce qui est essentiel pour ce parti – et pour le pays dans son ensemble – c’est de poursuivre sur cette voie centriste pour aller au-delà des divisions passées.
Raymond J. Mas, rédacteur et journaliste indépendant, a vécu en Turquie pendant quatre ans et continue de s’y rendre régulièrement. Article rédigé pour le Service de Presse de Common Ground (CGNews).