L’attribution, le 11 décembre, du prix littéraire France-Turquie 2012 à Tahsin Yücel, honore l’un des intellectuels contemporains les plus lucides, les plus conscients de la fonction de l’écrivain ; c’est aussi un aboutissement du long parcours qu’aura emprunté la réception de cet auteur turc en France. Timour Muhidine, par son travail de critique, d’éditeur et de traducteur y est pour beaucoup. Quant à Noémi Cingöz, on lui doit la traduction de la plupart des quelques œuvres de Tahsin Yücel accessibles aujourd’hui en français : la réception d’un auteur aussi exigeant lui est redevable de sa fidélité d’écoute, de sa patiente fréquentation d’une œuvre sans cesse en renouvellement.
Aussi, en délaissant le déjà ancien Vatandaş (1975, traduit en 2004 aux Editions du Rocher), s’attachera-t-on ici aux trois autres récits de Tahsin Yücel dont la traduction témoigne de l’engagement de Noémi Cingöz envers cette œuvre : fictions de longueur inégale, sans rapport au niveau narratif (écriture, personnages, lieux/époques) non sans liens pour autant : Peygamberin Son Beş Günü (1991), Les Cinq Derniers jours du prophète (Editions du Rocher, 2006) ; Bıyık Söylencesi (1995), La Moustache (Actes Sud, 2009) ; Gökdelen (2006), Gratte-ciel (Actes Sud, 2012).
Mais c’est à l’initiative de Claude-Pierre Pérez, à l’occasion d’un sommaire de la NRF ouvert aux écrivains turcs en juin 1993, qu’a été inaugurée la réception de l’œuvre de Tahsin Yücel en France. Dans ce numéro, La Queue est traduit en français par l’auteur, et présente, dans sa brièveté, des thèmes qui lui sont chers. Oppressant apologue de la condition humaine, réduit à un dialogue quasi beckettien, tension irrésolue entre la masse et l’individu — pour l’une, seule la fin importe, pour l’autre, le choix des moyens prévaut —, La Queue se garde de tout message sans exclure la possibilité d’un humanisme. À travers l’inconnu que Memedali et son interlocuteur anonyme engagés dans la file d’attente voient venir au loin en courant, et dont Memedali espère qu’il « donnera des nouvelles des visages », il est tentant de voir se dessiner non pas un Messie, mais plutôt la vocation d’un écrivain, d’un penseur pessimiste, marqué par l’inquiétude spirituelle, porté toutefois par sa conviction que la résilience de la nature humaine est à la mesure de sa capacité de révolte. Notons que si l’humanisme de Tahsin Yücel est résolument laïque et semble-t-il peu curieux du fait religieux, il n’est pas épargné pour autant par la touchante manie des maisons d’édition françaises à incruster des silhouettes de mosquées sur les couvertures de la plupart des livres des auteurs turcs.
Et l’on pourrait aborder les trois derniers récits traduits par Noémi Cingöz comme autant de variations formelles sur la thématique de La Queue, renouvelée par une dénonciation des impostures des maîtres du langage et des tartuffes du pouvoir et, plus largement, de la complaisance des mots à se plier aux tricheries avec le réel. Il n’est pas indifférent que l’un des titres de Tahsin Yücel soit Yalan (2002), Le Mensonge.
Mensongère, cette phraséologie révolutionnaire qui a pu envahir une partie de la littérature turque dans les années 1970. C’est l’une des cibles des Cinq Derniers jours du prophète, qui se présente sous la forme déroutante d’un roman en deux parties, l’une factuelle, à la fois fresque comprimée des années 40-80 et essai de critique littéraire, en cinq chapitres : d’échecs individuels en déceptions historiques le « court récit de la vie du prophète », l’autre, d’une poignante intensité, en huit chapitres : ’« les cinq derniers jours de la vie du prophète ». À travers le « récit bancal », entre biographie et roman, de la vie de Rahmi Sönmez, désolant Don Quichotte, Tahsin Yücel s’en prend à la fois aux concepts marxistes « socialo-réalistes » devenus une armature pour résister à l’assaut du réel, et à la fascination du littéraire pour la théorie politique. C’est indirectement qu’il opère, par le biais de son héros, lecteur aussi fervent qu’imitateur zélé de Nazım Hikmet : Rahmi, « poète de la génération de 1940 » est en quête d’une consécration par le martyre qui lui est toujours refusée à son grand dépit, si persuadé est-il que la seule validation d’une œuvre révolutionnaire ne peut venir que de la répression politique. Ironie du sort, l’hiver 80-81, son petit-fils nommé Nazım, qui passait jusqu’alors pour un blouson doré, est arrêté sous ses yeux comme dangereux terroriste.
Ce brutal traumatisme change radicalement l’envergure du récit, quitte la chronique des saisons amères pour s’ouvrir à une plénitude, un souffle à la mesure des grandes pages illuminées de Dostoïevski. Dans une sorte d’aisance surnaturelle, d’énergie décuplée par l’impossibilité d’accepter l’effondrement de la réalité, le Prophète ne peut affronter une perception du réel accrue par la douleur morale, l’épuisement physique, qu’en y projetant ses fantasmes d’action révolutionnaire, transformant son naufrage en accomplissement de la poésie. Le grand-père se jure de reprendre le flambeau de la révolte, et entame ses « cinq derniers jours » dans la neige de l’état de siège. Au cours d’une errance hallucinée, ses délires interprétatifs atteignent parfois des sommets de comique involontaire quand embarqué dans sa mission prolétarienne, il s’effare de l’afflux dans le train d’innocents vendeurs de pişmaniye qui ne trouvent aucun client : « Nazım n’en parlait pas dans son œuvre » ; il se raccroche dans sa confusion mentale au Capital, à la providentielle explication de « la logique de destruction de l’avant-révolution ».
« Celui qui vient de loin » pour conduire les masses « ’à la conquête du soleil » n’est certes pas notre « Prophète », du moins dans ses années visibles, et obscures. Mais la grandeur de sa Passion clandestine transfigure son agonie, le met enfin en accord avec lui-même. Ce sobriquet a écrit son destin. Il lui a été attribué dans son entourage dès sa jeunesse par sa ferveur à annoncer « la dictature du prolétariat » lors de soirées arrosées au Çiçek Pasajı ; il va créer une coupure entre Rahmi Sönmez, le poète public et « le Prophète », l’homme privé ; c’est par cette dichotomie que Rahmi va justifier de n’être pas inquiété pour ses écrits. Mais c’est à ce quiproquo que va mettre fin la fascination de la fille de joie au grand cœur qui prend le surnom au sens religieux ; c’est l’intériorisation de ce surnom (devenu Sur-moi) que va réaliser dans son délire ultime Rahmi qui croit entendre son petit-fils lui déclarer « Tu es le dernier prophète de notre temps ». À ce moment même, Nazım s’est tué en se précipitant de la fenêtre de sa prison.
Le destin ravagé de Rahmi Sönmez, qui écrivait de pseudo poèmes de prison, se clôt sur un épilogue entre dérision et attendrissement, où Meryem la prostituée vient s’asseoir au pied de la tombe trois jours après l’hommage collectif au grand poète révolutionnaire, tout en se demandant s’il est monté au ciel. Comme si, renonçant à sa mission grandiose, il avait pu trouver la paix en acceptant l’amour d’un cœur simple. La révolte n’est pas donc pas du côté de la violence fantasmée par Rahmi comme le sacre du littéraire par le politique ; l’est-elle dans la violence effective des actes terroristes et du suicide de Nazım ? N’est-elle pas plutôt dans le geste de compassion muette de Meryem ?
La Moustache
Mais comment et pourquoi un homme peut-il être amené à se supprimer parce qu’il a perdu la moustache qu’on lui a imposée (et avec elle, le nom qu’elle réclame) ? C’est l’objet cette fois d’une « fable », selon le titre turc ramené en français à La Moustache — fable que l’on pourrait lire comme une allégorie politique.
Au retour de son service militaire, Cumali Kırıkçı, jeune notable sans signe distinctif, accepte, sur la proposition d’un barbier de sa bourgade anatolienne, de se laisser pousser la moustache. Le premier tiers du récit évoque l’ascension vers la gloire locale de la moustache, qui atteint des proportions uniques, et de son porteur. La cassure se produit lorsque, toujours sur la proposition d’autrui, Cumali accepte de renoncer officiellement à son patronyme, pour un nom approprié à son majestueux attribut. Il n’est plus Kırıkçı, mais Karakılıç, « Sabrenoir » ; sa femme qui n’a pas accepté le changement de nom le contraint à la séparation de corps. Il en va comme s’il se dépossédait de lui-même tout en s’appropriant le chef d’œuvre du Barbier : l’appendice a phagocyté son homme. La dernière étape s’achève sur l’inéluctable déchéance de la moustache et le sacrifice de Cumali.
On le voit, La Moustache reprend à l’envers Le Nez de Gogol. Sa disparition est le terme d’une survalorisation. Dans la nouvelle fantastique de Gogol, la perte initiale du nez laissait implicites les significations sexuelles et psychiques. Dans le récit de Tahsin Yücel, la fétichisation sexuelle est de plus en plus explicitée par le texte : féminisation de Cumali devenu l’esthéticien de lui-même, accentuée par la réclusion dans la « chambre nuptiale » de l’épousée ; homosexualité de bon aloi des relations de Cumali avec le Barbier ; hyper-virilisation de la moustache qui vient hanter les rêves des jeunes filles… Ces connotations renvoient à une violence symbolique, exercée par le Barbier, relayé par la pression collective. Dans la phase ascendante du récit, le Barbier est l’officiant, acclamé par la masse des fidèles rassemblée autour du « bouc émissaire » sacrifié aux mânes de la tribu. Le conservatisme politique, les atavismes culturels, l’honneur de la lignée l’ont, avec sa complicité, tellement exclu de lui-même qu’il sera dépossédé de son unique geste, le geste fatal : « C’est la moustache qui l’a tué » — sa seule révolte lui est confisquée. Car son refus de participer au concours national de la moustache, c’était par souci de la sacraliser.
Cumali Kırıkçı, victime d’un mythe qu’il incarne à ses dépens rejoint, dans un registre mineur, le drame de Rahmi Sönmez : l’imposition d’un surnom les dépossède de leur identité au profit des reflets de l’imaginaire collectif qu’ils finissent pour intérioriser. Mentalités rurales et attachées aux traditions pour l’un, urbaines et marquées par les soubresauts idéologiques pour l’autre, elles en font des héros malgré eux, un peu à la manière du protagoniste du Général della Rovere de Rossellini. Le dispositif serait-il identique pour l’entrepreneur Temel Diker, dit le New-Yorkais, le disciple sans scrupule de Thomas More dans Gratte-ciel ? À l’opposé des deux autres, sa folie le sert, comme elle permet que le récit s’achève sur un ton combatif sinon optimiste.
Urbanisme d’apprenti sorcier
Gratte-ciel reprend sur un mode hyperbolique, entre farce et tragédie, une situation conflictuelle déjà présente dans Les Cinq Derniers jours, celle qui opposait à un entrepreneur un propriétaire rétif (Rahmi lui-même) qui refusait de céder devant la spéculation immobilière. Mais cette fois, nous avons bien changé d’époque, le bâtisseur d’empire a pour avocat rien moins que « le dernier des marxistes », Can Tezcan, dont le projet pharaonique de Temel Diker de raser Istanbul pour y construire des gratte-ciel absolument identiques (sans place aucune à tout édifice cultuel !) ravive la flamme utopiste de sa jeunesse ; apprenti-sorcier, il rêve de provoquer l’effondrement du capital en poussant jusqu’au bout la logique prédatrice de celui-ci. Comme il défend également un de ses amis, victime d’un procès inique, il pense jouer sur les deux tableaux en obtenant du gouvernement, grâce à une campagne de presse, qu’il parachève la vente de tous les biens publics en confiant à l’étude Tezcan la privatisation de la justice. La candeur, l’esprit d’entreprise du New-Yorkais, l’éloquence contagieuse de son avocat semblent faire des prodiges. Mais naturellement, l’utopie vire à la contre-utopie, et la naïveté de Can Tezcan sera piégée par le Premier ministre d’alors, confit en dévotion et en cynisme,… Mevlüt Doğan. (Le voile de la science-fiction est pour le moins transparent, même si l’action est censée se dérouler sur 8 mois de l’année 2073). S’il n’a pas de sobriquet, le chef du gouvernement brandit son nom comme une garantie morale suprême : il ponctue ses propos de sempiternels « Je suis Mevlüt Doğan », en guise de contrat de confiance ou de refrain de sa geste ubuesque.
De fait, vers le milieu du récit, l’euphorie de Can Tezcan et de Temel Diker fait long feu. Du coup, l’avocat refuse de nommer les juges mafieux que veut recruter Mevlüt Doğan, lequel le dessaisit de la privatisation et planifie son arrestation. Dès lors sera possible, grâce à la protection de l’entrepreneur sentimental, la conjonction entre Can Tezcan et l’autre « dernier marxiste », autre maître du langage, Rıza Koç, pamphlétaire impénitent, toujours entre deux prisons, et chantre des laissés pour compte de la société ultra-libérale. Ces Exclus quittent les files d’attente de la mort pour investir la ville au moment où s’inaugure à la pointe du Sérail la cité nouvelle du New-Yorkais : le combat continue.
Inflexibilité de la tendresse
Alors, apologue, « récit bancal », allégorie, contre-utopie : les textes de Tahsin Yücel seraient-ils autant d’exemples d’une littérature au second degré, à la froideur clinique ? Certes non. Car à autant de situations où semble échapper le cours de l’existence, et être inéluctable la catastrophe, en chacune de ces fictions, s’oppose une figure qui défie le destin, s’inscrit en faux contre « ce qui est écrit » : Meryem, la sœur de charité du Prophète, l’enfant Gülyeter dans La Moustache, qui met tout son cœur à servir son café à Cumali dans une tasse à « trois oiseaux violets » pour motif, Hikmet Şirin, le vieil homme de Cihangir qui ne veut pas céder devant Temel Diker, tous ont ce poids d’humanité, ce sens de la dignité du détail, cette inflexibilité dans la tendresse devant lesquels plie la volonté de puissance. Du coup, la perspective s’inverse, et les figures de la résistance n’ont que plus de relief. Elles sont des moments privilégiés d’incarnation, sinon de mystère : on se souvient dans Bir Zamanlar Anadoluda de ce visage de jeune fille nimbé de lumière, d’une grâce si évidente qu’elle suspend le regard du meurtrier.
La tonalité pessimiste n’est pas chez Tahsin Yücel le signe du désenchantement. Les recherches formelles mises au service d’univers romanesques dissemblables et solidaires sont une forme salubre d’« hygiène dans les lettres », une façon non de se replier dans le littéraire mais de répondre aux assauts d’un réel glaçant sans s’enfermer dans une doctrine ou des procédés. Leçon austère sans doute, ascétique même, jubilatoire parfois — nécessaire en tout cas, si l’on attend de la littérature qu’elle nous délivre non le reflet d’ego hypertrophiés, mais « des nouvelles des visages ».