« Né en 1954 dans une famille kurde », signale l’éditeur de Şeyhmus Diken. Au prénom près de l’auteur, celui d’un saint kurde, comme l’indique le texte, celui-ci ne spécifie guère cette origine : il faut attendre la p.104 pour lire un « nous les Kurdes ». C’est que ce volume reprend des chroniques dont le contexte de parution, « diverses publications nationales et régionales » « de 1995 à 2002 », rendait sans doute la précision inutile, du moins pour le signataire des textes ; mais pour ses lecteurs, il allait sans dire que son origine géographique dénotait cette identité qu’il ne revendique jamais.
La force de son livre vient justement de l’intelligence du dominé, de son apprentissage de la suspicion, voire de la discrimination à laquelle sa qualité de « diyarbakıriote » l’a confronté au cours de sa carrière de haut fonctionnaire. Pour autant, il ne tombe pas dans le piège de cette assignation identitaire, ce sont des couleurs qu’il défend, non un pouvoir qu’il réclame. Mais il a bien conscience que sa propre histoire, son enfance, ses amitiés, sont aussi l’expression d’un autre récit qui s’écrit à travers lui, et dont il n’est que le scribe impliqué. D’où certaines contradictions qui ne sont pas le moindre intérêt de l’ouvrage.
« Une métropole crue moderne »
Le fil conducteur de ces 33 chroniques distribuées en 6 sections est une réplique ajustée à des attaques qu’elle combat sur leur terrain tout en se situant ailleurs, d’où la double visée de ces textes, réactions épidermiques aux assauts contre la Diyarbakır réelle et écriture d’une « ville invisible », à la manière d’Italo Calvino ici cité. Şeyhmus Diken fait feu sur les spéculateurs chers à Semra Özal, sur les édiles locaux, sur les entrepreneurs, dénonce la violence politico-économique à l’œuvre dans un urbanisme ravageur qui volant « même le silence », expulse le passé et réduit les quartiers de la ville à des lieux factices, à l’amnésie fabriquée. Comme dans la « métropole crue moderne » de Rimbaud, où « la morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression », où « tout goût connu a été éludé », la délinquance immobilière a fait table rase d’un patrimoine immémorial. Mais les attaques sont parfois plus insidieuses, et de l’ordre de la « violence symbolique », telle la turquisation des mélodies kurdes, ou la confiscation du Newroz kurde célébré en l’honneur du printemps par le Nevruz turc — quand il ne s’agit pas, sur ordre d’Atatürk, de la mensuration du crâne d’un talentueux chanteur kurde pour attester de sa « turcité ».
La réplique de Şeyhmus Diken passe par la photographie — et l’on sait gré à l’éditeur d’avoir, parmi d’autres documents, restitué les clichés en noir et blanc de l’auteur, qui accentuent la rigueur de ligne intemporelle de certains monuments, en continuité avec les vues prises en 1932 par Albert Gabriel, « archéologue, architecte, voyageur », à l’action duquel le livre est dédié. Mais il recourt surtout à la narration des usages passés de cette ville-monde de la Mésopotamie, à l’écriture de ces rites qu’étaient le repli des familles patriciennes sur leurs quartiers d’été vinicoles, les séances de cinéma de plein air, ou la vie sur les toits, extension inattendue du réseau social urbain. La mémoire ici se fait offensive : loin de tout folklore, la précision est son atout, elle se sait engagée, salvatrice, polémique. Or dans cette ritualisation, le récit devient légende, mais pour emprunter les voies parfois ambiguës de l’utopie.
« Rue des Villageois »
Et certes, même si l’on pourrait soupçonner d’illusion rétrospective certaines assertions comme « Le Tigre est presque un message à toutes les nations sœurs vivant en Mésopotamie. Les Kurdes s’adressent aux Arméniens comme à des parents », on peut bien en faire crédit à l’auteur, qui plus que quiconque, doit être à même d’en juger. De même lorsqu’il soutient, se référant à son enfance, que « ces temps-là [1961] ne connaissaient pas de fièvre ethnique et identitaire. Chaque identité ethnique et religieuse était perçue comme une richesse ».
Il n’empêche que c’est au nom de ce pays devenu douloureusement imaginaire qu’il condamne la « ruralisation » de Diyarbakır, dont il fait la complice objective de l’exploitation immobilière, mais aussi le véhicule de la subversion. L’exode rural dont souffre la ville, ce serait, pour ces émigrés de l’intérieur qui fuient la misère et l’insécurité, une atteinte à leur propre identité, qui fait des quartiers qu’ils investissent « une médiocre copie du paysage rural qui en fut l’origine ». Ce serait, en revanche, le ferment d’une agressivité identitaire : « considérable masse rurale pesant idéologiquement sur le pouls politique de la ville », ils « apportent leurs suffrages aux partis kurdes ». Opposer une origine « rurale » à une autre, « urbaine », en faire des vocations, n’est-ce pas céder aussi à cet essentialisme dont l’auteur est la victime ? On a souvent comparé l’état de la Turquie à celui de certains pays américains ; aujourd’hui Teddy Cruz, urbaniste à San Diego, soutient « l’urbanisme informel » des bidonvilles, et souligne « l’intérêt d’un modèle né de la précarité et de la pauvreté » (Le Monde, 14 juin 2011). Mais peut-être est-ce, outre son culte patrimonial, l’amalgame effectué entre exode et ethnie qui explique que Şeyhmus Diken stigmatise ainsi ceux qu’il qualifie de « nouveaux maîtres ». Pour lui il y aurait en effet d’une part, « le fait kurde », incarné par de nobles figures patriciennes du passé, gratifiées (il cite Mehmet Uzun) de « cet honneur et cette dignité d’une identité propre », et d’autre part « cette farouche et bruyante identité kurde » usurpatrice : la « ville imaginaire » et la « ville dominée ». Maligne conjuration des temps, ce sont « ces villageois récemment installés qui donnent leur nom à la rue desservant la demeure des anciens seigneurs ». Sans doute le prisme ici adopté ne suffit-il pas à prendre en compte la totalité du phénomène migratoire.
L’arc et le figuier
Toutefois, l’on admettra que la passion de Şeyhmus Diken pour « la ville qui murmure en ses murs », selon la suggestive traduction de François Skvor, lui mette des œillères, et que le drame des olvidados de Diyarbakır l’émeuve sincèrement. D’autant qu’au-delà de sa ville, c’est un modèle pluraliste qu’il défend, dans son refus de « la prison unitaire, identitaire du nationalisme ethnique et religieux »— et l’on pourrait ajouter étatique.
D’ailleurs, dans la dernière chronique, le « nous » ne renvoie plus seulement aux Kurdes, mais à tous les citoyens d’Anatolie, ces « héritiers d’un legs commun », selon le mot qu’il cite d’Ekrem Akurgal. Et son texte même tisse un inter-nationalisme, par la double désignation fréquente des noms de lieux en turc et en kurde, par les multiples citations de poètes des deux langues, de Murathan Mumgan à Bejan Matur. Surtout, la conscience d’une « culpabilité » diffuse le rend sensible au déchiffrement allégorique, quasi spontané, des gens de Diyarbakır ; et de citer le descendant d’une ancienne famille qui voit une atteinte à la mémoire de celle-ci dans le figuier sauvage qui menace de ses racines l’appui d’un « élégant arc en plein cintre ». Cette double lecture renvoie, en un effet d’écho, au dédoublement déjà indiqué du récit lui-même, à son articulation de l’individuel et du politique.
Enfin, le pari le plus courageux — je n’ose dire le plus fou — de Şeyhmus Diken réside dans sa foi absolue en la médiation culturelle sans laquelle on ne peut se dire turc en Anatolie que si l’on reconnaît ce que l’on doit aux Kurdes, aux Syriaques, aux Arméniens. Et sur ce terrain, on imagine que n’adhèrent pas à son consensualisme d’homme de culture, à sa passion patrimoniale, les artistes de la génération de 1990, à l’adolescence meurtrie par le coup d’état de 1980 qui a mis un frein à la carrière de l’auteur, et qui se sont fait connaître à Diyarbakır après 2002 précisément, et campent dans une situation périphérique. Du moins, Şeyhmus Diken a-t-il gagné son pari sur le plan littéraire, et nul doute que l’assemblée des Quarante chats à la sagesse desquels aurait été confiée jadis l’administration de sa ville ne confère une irréfutable légitimité à sa refondation poétique.
Şeyhmus DIKEN : Diyarbakır, récit, 256 p. Traduit du turc par François Skvor (Turquoise, « écriturques », 20 €)
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