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La ligne des Orients

Éric Faye : antidotes istanbouliotes au rejet de l’Autre

dimanche 19 janvier 2014, par Alain Mascarou

la vie : un long parcours dans Istanbul dont, le lendemain, on ne garde aucune trace (Somnambule dans Istanbul)


Quel rapport établir entre le récit d’une escroquerie à la « drogue du violeur » dans un restaurant près du bazar d’Istanbul, et la fixation sur l’« identité nationale » qui nous valut un ministère sous Nicolas Sarkozy ? Le voyage, répond Éric Faye, le dépaysement, qui dans ses contre-temps nous permet de nous ré-approprier des pans entiers d’un moi englouti, impersonnel, cosmopolite. Éric Faye joue la géographie contre l’histoire, un nomadisme lucide contre un nationalisme claustral.

Somnambule dans Istanbul
Somnambule dans Istanbul
Eric Faye
Crédits : Stock

Un tropisme particulier l’attire vers les marches d’empire délaissées, les pays et les êtres disgraciés, les paysages meurtris, condamnés ou désertés, de la taïga au Groenland, de la souricière de Nagazaki à la Californie d’Hitchcock. Mais si l’amertume est souvent à ses côtés, tout départ répond à un appel, au désir de rejoindre par delà la frontière une part de soi qui attend. Avec le souci d’affûter un regard en quête de cette altérité où se rejoindre et s’oublier : « N’être rien. Mais voir le monde et en capter la rumeur ».

Et ce n’est pas forcément un paradoxe que parmi les neuf récits qui composent Somnambule dans Istanbul, le chapitre relatif à de hauts lieux du tourisme, l’Istanbul et la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan (la séquence principale se déroule en mai 2008) donne son titre au recueil, dont il présente les thèmes essentiels.

Sur les rives de la Corne d’Or ou sur la route anatolienne, Éric Faye est certes averti des séductions d’un orientalisme de pacotille, s’il lui arrive d’y céder, c’est en connaissance de cause ; il est tout aussi conscient de la duperie des impressions de la première fois. Et ce n’est pas la Turquie des sites répertoriés qui l’inspire, à moins qu’ils ne se dérobent à sa vue, tel ce caravansérail qui se découvre, à l’atteindre, « une coquille vide ». Il en va de même avec les célébrités : Malraux rencontre Mao, Éric Faye rate… Mikhaïl Gorbatchev, et par deux fois ! Le récit de cette déconvenue a valeur emblématique pour l’ensemble du recueil.

Exposons l’argument : vers 12 ans, le jeune Éric, déjà rebelle au système capitaliste et à ce titre admirateur du communisme — nous sommes en 1976-77 — avise sur un parking toulousain une voiture d’un modèle inhabituel, portant plaque soviétique ; il a bien plus tard la révélation qu’il s’agissait de celle de l’artisan de la perestroïka. Une trentaine d’années après, notre Eric le Rouge devenu romancier nourrit le projet d’une fiction inspirée de Gorbatchev et croit pouvoir rencontrer son héros lors d’une conférence de ce dernier à Istanbul (entre temps, l’écrivain a déjà effectué trois voyages en Turquie).

Traité de l’occasion manquée et de la déception ? Oui, et ce sont les curieuses voies de la vacance, de l’instant propice, de l’ange du bizarre.

Sacrifions quand même à l’exotisme, ami lecteur : les lieux s’y prêtent, et de citer Flaubert et la « tristesse rêveuse, empoignante » de la foule stambouliote, dont on avoue ne rien connaître du quotidien ; allons plus loin, invoquons le hüzün « variante locale du spleen », cher à Orhan Pamuk, mais c’est pour le désenclaver, et en affecter toutes les gares du monde, « stations-service de la mélancolie ». Le Hilton aux heures creuses, la salle des pas perdus de Sirkeci, le silence insulaire de Fener : le voyage selon Éric Faye est une expérience des intervalles, de ces lacunes si comblantes que c’est l’affairement des autres qui paraît le temps mort. Rien de pittoresque, à travers ce regard, ce corps, cette imagination, livrés au discontinu des sensations, des associations d’idées qu’elles entraînent, comme à leur collision. Le libre jeu de ces déambulations dans la ville, comme dans le pays, permet de désenfouir une faculté d’émerveillement, comme si l’impossibilité, sinon le refus, d’une vie active, remplie, réussie, s’inversaient en épanouissement. S’il est une boulimie chez notre voyageur, c’est l’aspiration au vide, tel qu’il la vit sur la route anatolienne en se heurtant aux horizons successifs. Or ces ruptures de perspectives spatio-temporelles, auxquelles Istanbul et la Turquie se prêtent particulièrement, sont autant de ruptures d’identité. À Sirkeci, le flâneur n’est pas seulement happé par le rappel de sa première arrivée dans le pays, mais aussi par celui, dépersonnalisant, de toutes ces années qui ont vu débarquer les voyageurs de l’Orient-Express. Cette sensibilité aux déphasages des lieux, au déraillement des situations, comme aux courts-circuits s’exprime par une écriture qui n’est pas sans rappeler celle du musicien Gilles Mardossian dans l’installation Kolaj Istanbul ! à la Gaîté Lyrique en 2011, son attention aux espaces fractionnés, aux dérapages et rencontres sonores imprévus. Dans notre chapitre, l’Istiklâl et ses « paysages sonolfactifs » sont dépaysants, moins pourtant que la vue, à Balat, d’une femme en hijab longeant un mur derrière lequel des fillettes jouent sous l’effigie du père fondateur : « de son portrait Ataturk ne pouvait apercevoir la rue moderne ». Le chevauchement des trois plans introduit un hiatus critique, une césure malicieuse qui brisent les stéréotypes, troublent opportunément le regard.

Et c’est précisément un tel phénomène visuel, et même gustatif, le « brouillard avalé » sous forme de raki trafiqué, qui va faire converger d’une part l’émergence de tout un pan de la « cartographie identitaire » du promeneur solitaire, entre « rêve rouge » et grisaille désenchantée, et d’autre part, la mésaventure finale, au cours de laquelle un serveur fait absorber à son insu au touriste une drogue qui paralyse ses réactions et permet de le rouler grâce à diverses manipulations de sa carte de crédit.

Bien sûr, cette fausse méprise, qui va en fait éclairer le voyageur, est induite par l’errance qui a précédé, celle d’un être qui absorbe par tous ses pores le monde extérieur, que l’odeur de l’eau de Cologne distribuée dans l’autocar par le muavin fait basculer dans son enfance, et dont le séjour s’achèvera dans l’avion du retour sur une brève migraine ophtalmique. Et si cette déconvenue est finalement accueillie comme une faveur, c’est à cause du dessillement auquel notre héros s’est adonné précédemment, coupant court aux charmes peut-être tout aussi frelatés du hüzün. Il est trop averti de la chance qu’offrent une valise égarée, des conditions climatiques dérangeantes, pour ne pas flairer que ce qui échappe à la maîtrise superficielle des événements, à leur gestion — par exemple « une journée où rien ne marche de ce que j’avais imaginé »—, c’est ce qui le ramène à la vérité de la condition humaine, dont il lit l’apologue dans la parabole finale du Procès, celle de la Porte qui ne s’ouvrira que trop tard. C’est toujours cela de pris contre l’obsession du profit et la tyrannie des clichés. Surtout, c’est l’intuition que les presque coïncidences, les rencontres manquées, les images en porte-à-faux, dégagent un no man’s land où peut affleurer ce qui est plus précieux qu’une identité officielle et que les stéréotypes qui nous déterminent. Atatürk a beau froncer le sourcil, la femme en hijab passe, sans que ni l’un ni l’autre soient gênés par leur proximité. Recep Tayyip Erdoğan a beau vouloir adhérer au cynique projet de consacrer Sainte-Sophie au culte musulman, il n’est pas non plus incapable d’aller vers l’Autre et, tout calcul électoral bien compris, de prendre en considération les intérêts kurdes, si l’on suit les dernières analyses de J-F Bayart.

Mais ce n’est pas seulement à ce regard décapé des a priori politiques que nous convie l’ex-Eric le Rouge. Il trace à travers ces contre-récits de voyage où il achoppe à ses propres errances, un parcours en reconnaissance de soi, un cadastre de ses « continents perdus » en relation avec les territoires de l’Autre, fussent-ils idéologiquement mal famés. C’est parfois pour y éprouver l’amertume ambiguë d’un dégrisement qui devient, ici par exemple, une mise en abîme de son roman soviétique avorté : l’arnaque dont il a été victime lui laisse l’arrière-goût de son « rêve rouge », une saveur oubliée, comme si la coïncidence cette fois était flagrante, gratifiante, véritablement poétique, entre les hasards du dépaysement et toutes ces années d’un combat aussi passionné qu’incertain. Et c’est sans doute une délivrance qui en résulte, celle de l’étriquement du soi.

Par delà les frontières, gisent des contrées oubliées de nous-mêmes, qu’il importe de retrouver, au risque de découvrir notre propre vacuité. Ne serions-nous tous des somnambules dans Istanbul ?
Éric FAYE, Somnambule dans Istanbul, Stock, 2013
Jean-François BAYART, La crise politique en Turquie, une combinatoire complexe, blog, Médiapart, 08/01/2014.

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