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Un grand pays musulman tourné vers l’Europe

mardi 20 juillet 2004, par Dominique Reynié

Le Figaro - 20/07/2004

Nous publions la suite de la tribune du politologue Dominique Reynié parue dans nos éditions d’hier.

En Turquie, le choix de l’Europe est ancien. La version moderne de cette option est visible à la fin du XIXe siècle. Les élites ottomanes se tournent alors vers nous. C’est l’origine immédiate de la révolution kémaliste, celle qui instaure un Etat républicain et laïc, le 23 octobre 1923, selon un modèle largement inspiré de la France. En 1926, c’est un Code civil et un Code pénal importés de Suisse et d’Allemagne que l’on substitue au droit coranique. En 1949, la Turquie rejoint le Conseil de l’Europe (où elle siège depuis 2001 au côté de l’Arménie). A partir de 1952, la Turquie est le seul pays musulman de l’Alliance atlantique, et personne, ni alors ni depuis, n’a posé la question de la compatibilité culturelle ou géographique. En 1954, elle ratifie la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ce qui ne l’empêchera pas de la bafouer souvent par la suite.

En 1959, la Communauté économique européenne entame des négociations visant à faire de la Turquie un Etat membre associé et, en 1963, la Turquie bénéficie du premier accord d’association avec un pays tiers. Son fameux article 28 prévoit que « les parties contractantes examineront la possibilité de l’accession de la Turquie à la Communauté ». En 1970, la Turquie et la CEE signent un nouvel accord prévoyant à terme l’adhésion complète. En 1973, la Communauté et la Turquie lancent un processus d’intégration croissante de leurs marchés. En 1987, la Turquie reconnaît à ses citoyens le droit de porter plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, acceptant ainsi de soumettre les décisions de l’Etat au droit européen. Le 14 avril 1987, la Turquie devient officiellement candidate. En 1989, la Commission déclare qu’elle peut se porter candidate. En 1990, le Conseil fait de même, tout en refusant d’ouvrir des négociations pour l’adhésion. En 1995, au terme du processus commun entamé en 1973, un traité d’union douanière associe la Turquie à l’Union européenne.

Seul pays non membre à intégrer le marché unique, la Turquie applique, depuis le 1er janvier 2001, les mêmes droits de douane que l’Union à l’égard des pays tiers. Le Parlement européen ratifie cet accord en le conditionnant à l’adoption de réformes démocratiques par le Parlement turc.

En mars 1998, la Commission adopte le document « Stratégie européenne pour la Turquie », définissant une procédure de préadhésion conduisant Ankara à harmoniser sa législation avec celle de l’Union et à reprendre progressivement l’acquis communautaire. En juin 1998, au sommet de Cardiff, la Turquie n’est cependant pas admise à adhérer avec les dix autres pays (la déception des Turcs n’empêchera pas le premier ministre Recep Tayyip Erdogan de se rendre à Dublin pour participer aux cérémonies de célébration de l’élargissement, le 1er mai dernier). La Commission propose alors d’assister la Turquie dans la préparation de sa candidature. En 1999, le Conseil européen d’Helsinki reconnaît la Turquie comme pays candidat. Enfin, le 12 décembre 2002, lors du Conseil européen de Copenhague chargé d’entériner le passage à vingt-cinq membres, l’Union décide de repousser au 4 décembre 2004 l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie. Les encouragements adressés par l’Europe se poursuivent. Ainsi, du 28 février 2002 au 10 juillet 2003, la Convention européenne comprenait une représentation turque, présente au titre de pays candidat.

Non seulement la candidature de la Turquie est presque aussi ancienne que l’Union, mais les liens économiques, stratégiques et militaires qui nous unissent sont de plus en plus étroits. Comme hier, nous avons ensemble lutté contre le communisme, nous devons aujourd’hui combattre ensemble le terrorisme. Serait-il raisonnable d’envisager la lutte contre un fléau planétaire largement inspiré par un islamisme fondamentaliste et antioccidental en se privant du soutien de l’unique grand pays musulman, moderne et ardemment pro-européen ?

La constance de l’orientation européenne de la Turquie révèle la nature fondamentale de son choix, dans le prolongement de l’option kémaliste, laïque et républicaine. Aujourd’hui, la marche vers l’adhésion commande le passage à une ère post-kémaliste, dans un double mouvement : d’abord, par le dépassement de sa dimension nationaliste, parce que l’adhésion suppose un abandon partiel de souveraineté (on n’a pas assez remarqué que le gouvernement turc a beaucoup concédé sur la question chypriote et sur la question kurde, opérant une véritable révolution de portée diplomatique autant que politique) ; ensuite, par l’abandon de sa nature autoritaire, dans la promotion d’une démocratisation sans retour qui répondra à la demande d’émancipation portée par la société civile. La croissance économique de la Turquie est la véritable réponse à ceux qui redoutent une immigration massive. Les Turcs aussi préfèrent vivre et travailler chez eux.

Le 4 décembre 2004, il ne s’agira pas de décider de l’adhésion de la Turquie, mais de l’ouverture des négociations en vue de l’adhésion. L’accord d’adhésion dépendra de la capacité de la Turquie à se conformer aux critères de Copenhague. Cela prendra du temps, dix ans, peut-être quinze. Ce temps sera nécessaire, car bien des problèmes devront être réglés, depuis la situation des femmes, qui reste très préoccupante, jusqu’à la question kurde, en passant par la nécessaire résorption du contentieux enkysté autour de la reconnaissance du génocide des Arméniens, en 1915. L’ouverture des négociations en vue de l’adhésion proprement dite vise précisément à donner ce temps, à accompagner, encourager et soutenir le peuple turc dans les efforts importants qu’il entreprend depuis longtemps pour devenir un membre à part entière de l’Union. Sachons être compréhensifs et ne perdons pas de vue que nous exigeons de ce pays un réformisme sans commune mesure avec celui dont nos sociétés sont désormais capables, nous qu’effarouche la moindre remise en cause de l’une de nos habitudes.

En acceptant d’ouvrir les négociations en vue d’une adhésion future de la Turquie, l’Europe apportera la démonstration qu’il est possible de construire un projet commun à partir de nos histoires et de nos cultures, à la fois proches et différentes, distinctes et si étroitement mêlées, loin du conflit des civilisations qui laisserait à nos enfants un champ de ruines en héritage. Avec la Turquie, l’Europe sera incomparablement plus riche et plus puissante. Elle augmentera sensiblement ses chances de devenir un acteur majeur de la scène mondiale. Elle sera plus proche d’Israël, plus capable de favoriser le règlement de la question palestinienne, plus apte qu’aujourd’hui à peser sur l’avenir du Proche et du Moyen-Orient. Elle rayonnera jusqu’en Asie. Peut-être plus que tout, l’ouverture des négociations offrira enfin aux pays musulmans une alternative heureuse. Ce ne sera ni simple ni rapide, mais les œuvres qui comptent le sont-elles jamais ? Pour une Europe empêtrée, vieillissante, conservatrice et si craintive, si nostalgique de sa grandeur passée, y a-t-il plus belle occasion de renouer avec la vie et de reprendre part à la marche du monde ?

Dominique Reynié est Professeur des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris. Dernières publications : Les Européens en 2004, Paris, 2004, Editions Odile Jacob/Fondation Robert Schuman et La Fracture occidentale. Naissance d’une opinion européenne, Paris, 2004, Editions de la Table Ronde.

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