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Turquie-Union Européenne : et si on commençait à poser les vraies questions ?

samedi 3 juillet 2004, par Anne Guezengar

On commence à parler en France de la candidature de la Turquie à l’intégration à l’Union Européenne. Il était temps, alors que j’en entends parler en Turquie depuis que j’ai commencé à comprendre quelques mots de turc, c’est à dire depuis dix-huit ans. Et les Turcs ne m’ont évidemment pas attendue pour s’intéresser à l’Europe. La première fois c’était par des amis de Pazariçi, un gecekondu [1] d’Istanbul. Autant dire qu’il ne s’agit pas d’un sujet réservé à une quelconque élite occidentalisée. Il passionne les Turcs, qu’ils vivent à Istanbul, Izmir, Rize, Sivas ou Van et quel que soit le milieu dont ils sont issus. Ce qu’ils attendent d’une éventuelle entrée dans l’Union Européenne, c’est un autre problème. En tous les cas, il y a un désir réel et profond d’être reconnus comme Européens par une large part de la population qui a cru ou voulu croire (pour les plus lucides, ils sont de plus en plus nombreux) à l’honnêteté des Européens.
Quoi d’étonnant que les Turcs manifestent ce désir. L’ouverture de la Turquie sur l’Europe a été clairement affirmée lors création de la République turque qui s’est déclarée laïque, a donné le droit de vote aux femmes- très avant-gardiste alors sur la plupart des pays européens- et a même choisi de réformer sa langue en profondeur, abandonnant les caractères arabes pour adopter l’alphabet latin. De telles réformes ne se sont évidemment pas faites sans douleur. Quel Etat européen a montré une telle volonté de s’ancrer à l’Europe ?
Il fallait la volonté inflexible d’un homme d’Etat de l’envergure d’Atatürk pour réaliser une révolution de cette ampleur. Mais l’élite ottomane était déjà largement ouverte sur l’Occident. Le lycée Galatasaray, d’où sont issues de nombreuses personnalités francophones du pays, est franco-turc depuis la seconde moitié du 19e siècle et formait la haute administration de la Sublime Porte. A l’aube du 20e siècle, les observateurs européens manifestaient quelque inquiétude face à la faiblesse de leur grand voisin, qualifié alors d’ « homme malade de l’Europe ».

On peut sans doute excuser la majorité des Français de découvrir que la Turquie frappe à la porte de l’Europe depuis...1959, mais c’est impossible de faire preuve de la même indulgence pour notre classe politique.
Il faudrait d’abord que les réalités soient clairement énoncées. Or la confusion semble savamment entretenue. La question de savoir si la Turquie a vocation ou non à être européenne est dépassée depuis cinq ans. L’Union Européenne a validé sa candidature y répondant ainsi clairement. Certes, il y avait déjà des réticences, comme c’est normal dès qu’il s’agit d’élargissement de l’Europe. Mais pourquoi le débat qui fait rage aujourd’hui ne s’est-il pas ouvert à ce moment là ? Il est au mieux à contre-temps, au pire hypocrite. Comme l’est de proposer à la Turquie un statut d’Etat associé à l’UE. Depuis l’accord d’Ankara (1963), et les nombreux autres qui ont suivi, elle l’est déjà dans les faits. En décembre prochain, c’est sur l’ouverture ou non des négociations en vue d’une éventuelle intégration que le Conseil Européen doit se prononcer. Il n’est pas encore question de décider si la Turquie est prête à intégrer l’Union Européenne. Personne ne l’affirme, de nombreuses questions restent à régler. Il s’agit de décréter si la Turquie a rempli les conditions qui étaient exigées d’elle pour pouvoir entamer ces négociations. Ce qui est certain, c’est qu’elle n’est pas restée les bras croisés. A-t-elle donné suffisamment la preuve de sa volonté de devenir pleinement un Etat membre de l’UE ? Si ce n’est pas le cas pourquoi ? Pourquoi moins que la Roumanie ou que la Bulgarie ? Voilà ce qui devrait nous interroger.
Mais puisque le débat sur ce que la Turquie comme Etat membre apporterait et changerait à l’UE (et sur les conséquences en Turquie qu’aurait cette intégration ) n’a pas eu lieu quand il aurait du, il est sans doute temps de le faire. D’autant plus que les attentats du 11 Septembre 2001 et la situation irakienne ont créé une nouvelle donne internationale. Quant à la question de la vocation européenne de la Turquie, elle ne devrait même plus être posée sans que les Européens, et en premier lieu les Français, ne se méjugent eux-même. Ils ont eu 40 ans pour y réfléchir.

Au lieu de cela, on entend des propos affligeants sur ce que devrait être l’Europe. Si on prend comme postulat que l’Europe doit se limiter à ses frontières soi-disant naturelles, alors tant qu’à faire mettons-en une sur le Bosphore. Ce « mur » naturel aura au moins pour avantage d’être autrement plus esthétique que le rideau de fer qu’on construit sur certaines marges de l’Europe. Mais on peut se demander aussi quelle vocation ont les îles Marquises à rester européennes.
Une Europe limitée aux Etats de tradition chrétienne, et pourquoi pas le retour de la Sainte Alliance. L’UE est laïque. Ces derniers temps la France a suffisamment affirmé l’être. Il y a déjà des millions de citoyens européens de confession musulmane qui, heureusement, n’ont pas eu à abjurer leur religion pour le devenir. Quand bien même on admettrait, ce qui est très discutable, qu’une culture chrétienne commune pourrait constituer un terreau favorable à un sentiment d’appartenance européen, il ne faudrait pas oublier alors que l’Asie Mineure était christianisée bien avant le territoire qui ne s’appelait pas encore le royaume de France. Jusqu’aux lendemains de la première guerre mondiale populations chrétiennes , musulmanes, et juives y ont vécu étroitement mêlées. De ces siècles d’intime proximité la Turquie conserve un héritage, et pas seulement dans son patrimoine architectural ou culinaire.
Cette cohabitation s’est terminée de façon dramatique, certes. Et la nation turque, peut-être du fait de sa jeunesse, a parfois du mal à regarder son histoire avec l’esprit critique qu’aimeraient lui voir nombre de ses propres intellectuels. Mais que les Européens n’oublient pas non plus leurs responsabilités dans ces heures sombres de l’histoire du pays, ni qu’il leur a aussi été parfois difficile de regarder la leur en face. Combien d’années a-t-il fallu attendre pour que la France reconnaisse qu’il y avait eu une guerre en Algérie, et non de simples opérations de pacification ? Et puis, si la Turquie décide de s’intégrer à l’Union Européenne cela signifie qu’elle renonce à une certaine conception du nationalisme. Cela ne se fera pas sans débats passionnés dans le pays, et l’approche de cette échéance ne peut que favoriser une réflexion, déjà largement entamée, sur leur propre histoire par les Turcs. Et que la « vieille Europe » cesse un peu de se comporter en docte professeur qui s’imagine avoir continuellement des leçons à donner aux autres. C’est agaçant.

Dans les propos des réfractaires à l’intégration de la Turquie, on ne trouve ni ambition européenne, ni imagination, ni même une solide connaissance du sujet. Si seulement ils avançaient des arguments s’appuyant sur les réalités de ce pays riche et complexe, s’ils replaçaient le débat dans le contexte du nouvel élargissement (à 25 et bientôt à 27 membres) qui nous oblige à repenser l’UE, au moins celui-ci pourrait être passionnant. Il serait de plus l’occasion pour les Français de découvrir un pays proche qu’ils connaissent mal.
Au lieu de quoi on nous assène des clichés dignes de conversations de « clubs d’épiciers retraités qui (...) fort sérieusement discutent les traités ». Et je crains que le Turcs ne se moquent de nous comme Arthur Rimbaud se gaussait des bourgeois. Notre classe politique-celle qui parle haut et fort et qu’on entend, car les autres chuchotent- offre une image ridicule d’elle-même, et qui nous ridiculise, nous Français, qui avons après tout la classe politique que nous méritons.
Mais surtout les propos entendus sont dangereux. Ils supposent que les sociétés occidentales et les sociétés orientales seraient deux mondes imperméables et voués au mieux à s’ignorer, au pire à s’opposer. C’est stupide, et ne peut surtout qu’accréditer des thèses radicales à l’origine des attentats qui ont endeuillé déjà de nombreux pays dont la Turquie. Alors que la Turquie est justement un ce ces ponts « entre l’Orient et l’Occident ».
Le pire qu’il puisse arriver est que les Turcs en aient par-dessus la tête de notre prétention et qu’ils décident de nous tourner le dos. Mes amis de Pazariçi ont perdu une partie de leurs illusions avec l’abandon des Bosniaques par les Européens. De nombreux Turcs sont originaires des Balkans et ont cruellement ressenti ce conflit et cet abandon, vécu comme une trahison après que la visite du Président français à Sarajevo ait suscité l’espoir. En Turquie aussi il existe des courants opposés à l’intégration européenne, voire à l’Europe tout court, qui pourraient devenir de plus en plus influents. L’Europe risque de se retrouver perdante si elle manque cette occasion d’établir un véritable dialogue. Après tout, il reste toujours les Américains.

J’ai vécu quelques années sur une île de Polynésie française où 50% de la population a moins de vingt ans. A l’occasion d’un retour en métropole, j’ai fait une escale de quelques jours à New-York. J’avais assuré à un chauffeur de taxi new-yorkais qui devait s’y rendre, qu’il trouverait Paris romantique. En fait, quand j’y suis arrivée, je l’ai trouvée belle, vaniteuse et sans grande imagination. J’avais l’impression un peu étouffante d’être dans une « maison de retraite pour vieux riches », ce qui n’est pas très romantique. Impression qui ne m’a jamais vraiment quittée depuis que je suis revenue vivre en France. Dès que j’en ai l’occasion, je m’échappe en Turquie. J’y trouve une énergie dont notre pays me paraît dépourvu et dont il aurait bien besoin. Pas étonnant qu’Istanbul devienne la nouvelle coqueluche des artistes.
Ce que les opposants les plus farouches à l’intégration de la Turquie semblent ignorer, c’est que les Turcs possèdent une capacité d’adaptation étonnante. Il suffit de songer à la rapidité avec laquelle ils se sont adaptés au choc monétaire et économique qui les a frappés il y a trois ans. Il est probable qu’ils sont capables de fournir l’effort nécessaire pour satisfaire aux critères exigés pour leur éventuelle intégration à l’Union Européenne dans un délai qui peut nous étonner.

Il faut souhaiter que ce qui semble un calcul bassement électoraliste se retourne contre leurs auteurs, qui au lieu de jouer sur des supposées craintes des Français, feraient mieux de nous proposer une vision pour l’Europe. Les Français n’ont pas besoin qu’on les « sécurise », ils ont surtout besoin de vrais projets.

Anne Guezengar, Mai 2004

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Notes

[1Lexique : un gecekondu (construit en une nuit) est un bidonville. Celui de Pazariçi ,déjà ancien, est maintenant intégré à la ville d’Istanbul.

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