A Erevan, un journaliste de la télévision arménienne me posa un jour cette question : “Quand vous étiez à l’école, comment vos manuels scolaires évoquaient-ils le génocide arménien ?” Je réfléchis un moment pour me rappeler ce qui nous avait été enseigné et je lui répondis : “Vous n’allez pas me croire, mais je ne me souviens pas.”
Non que j’aie oublié mes leçons, mais je n’avais pas le souvenir de ce sujet dans nos manuels scolaires. Ce n’était même pas dans le but de nier la nature des événements, c’était tout simplement inexistant.
Que les événements de 1915 soient appelés génocide, déportation, massacres, trahison, peu importe, la question était purement et simplement effacée de nos vies. A tel point que, quand l’ASALA [mouvement arménien] a commencé à abattre des diplomates turcs dans les années 1970, nous étions tous perplexes. Qu’est-ce qu’il s’était passé pour qu’une organisation arménienne lance une chasse à l’homme contre nos diplomates ? Qu’avions-nous fait aux Arméniens ? En Turquie, jusqu’à une époque récente, ce sujet était complètement oublié, renvoyé dans les profondeurs du temps. Voilà donc que la question posée à Erevan me rappelait qu’un pan de l’Histoire avait été totalement effacé de la mémoire collective. Bien que les historiens libres de Turquie aient ouvert ce débat avec audace, bravant les menaces des extrémistes, l’histoire officielle reste encore dominante.
Mais, malgré les pressions et les menaces, un grand pas vient d’être franchi. La Turquie pourra désormais débattre plus librement de la “question arménienne” et des événements de 1915. Comme l’a souligné l’universitaire Halil Berktay, la question n’est pas de trancher s’il s’agissait ou non d’un génocide. A chaque fois qu’on prononce le mot “génocide”, les uns applaudissent et les autres lancent des insultes, empêchant tout débat. Il est pourtant important de mettre sur la table toutes les données relatives aux événements de 1915 afin de pouvoir en discuter calmement et librement, car les informations dont nous disposons sur cette époque sont extrêmement limitées.
La conférence qui a eu lieu apportera également une importante contribution au débat démocratique en Turquie. Cela nous réconforte aussi de voir que nos universités, malgré tous leurs handicaps, peuvent encore remplir leur fonction de foyer de liberté intellectuelle et scientifique, et qu’il existe des universitaires et des chercheurs attachés à la sauvegarde de cette vocation. Les intellectuels de Turquie viennent de montrer qu’ils peuvent réussir quand ils se mobilisent. Cette conférence fera date.
Les problèmes, avec la question arménienne, viennent des lectures ultranationalistes de l’histoire officielle par les deux parties concernées et de l’intransigeance de la diaspora arménienne, qui a fait de cette approche figée sa raison d’être. Le nationalisme est le même partout, il se nourrit aux mêmes sources. Les consciences collectives turque et arménienne, soumises au poids de leurs histoires officielles respectives, conduisent naturellement à des sentiments d’inimitié.
L’important, c’est la perception des choses par les deux peuples. Le verdict silencieux dans les consciences est au-dessus des explications historiques. C’est dans cette perspective qu’on doit aborder le problème et laisser opérer le travail dans les consciences face au poids de l’Histoire. Pour cela, il faut parler, discuter, affronter les questions douloureuses. Et cela nous libérera du poids des non-dits.
Mete Cubukcu
Birgün