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Turquie : le face-à-face au sommet de l’Etat s’intensifie

mercredi 2 avril 2008, par Jean Marcou

Turquie - Affaire Ergenekon « Dava », le procès ! Ce mot fait la une des différents médias depuis que, le 14 mars dernier, le procureur général de la Cour de Cassation, Abdurrhaman Yalçinkaya, a engagé une procédure contre l’AKP pour obtenir sa dissolution et l’interdiction de ses principaux leaders.

Des propos alarmistes qui annoncent la prochaine déstabilisation politique et économique du pays aux ricanements forcés qui pensent que ce nouveau coup tordu de l’establishment a peu de chances d’aboutir, en passant par les indignations vertueuses, les commentaires vont bon train pour essayer d’expliquer l’événement et de prédire l’avenir des prochains mois. Mais plutôt que de jouer les prédicateurs, mieux vaut sans doute se limiter, pour l’instant, à un bilan plus modeste de la situation politique depuis la victoire de l’AKP aux législatives de 2007 et l’installation d’Abdullah Gül à la Présidence de la République. Un tel bilan peut permettre de cerner un certain nombre d’axes forts dans les évolutions en cours, de façon à mieux comprendre la portée des événements qui se déroulent quotidiennement sous nos yeux.

Un premier constat amène à positionner temporellement l’initiative du procureur Yalçinkaya et à montrer qu’elle s’inscrit dans la longue liste des incidents et des conflits qui, depuis le premier tour de l’élection présidentielle en avril 2007, sont à l’origine, en Turquie, d’une confrontation politique de plus en plus vive entre l’Etat et le gouvernement. Avec le recul, on peut dire que cette évolution semble avoir pour origine un nouveau comportement de l’AKP, lié aux échéances électorales présidentielles et législatives de 2007, qui a remis en cause les équilibres politiques que le parti majoritaire avait établis avec l’establishment au cours de la législature ayant suivi sa victoire aux législatives de 2002. Délaissant une attitude basée sur la recherche systématique du consensus et sur l’évitement des sujets délicats, l’AKP n’a pas hésité à franchir le Rubicon au moment de l’élection présidentielle du printemps 2007, en présentant son candidat aux élections présidentielles. Par la suite, cette ligne offensive n’a pas été démentie : réforme de la procédure d’élection du Président de la République, lancement du projet de Constitution civile, nomination d’un Président du YÖK favorable au gouvernement, révision constitutionnelle destinée à lever l’interdiction du foulard dans les universités. Face à la montée en puissance du parti majoritaire, la riposte du camp laïque est venue des institutions qui lui sont traditionnellement acquises : e-memorandum de l’armée au soir du premier tour de la présidentielle et annulation du premier tour de celle-ci par la Cour constitutionnelle, manifestations laïques contre la candidature d’Abdullah Gül, mise en garde de l’Etat major avant l’élection présidentielle d’août 2007, recours constitutionnel contre la réforme de l’élection du Président de la République, tentatives de blocages administratifs et judiciaires de la révision sur la levée de l’interdiction du voile par les recteurs d’université. Mais derrière le comportement des deux camps, deux logiques différentes se font face. Les leaders de l’AKP, pour leur part, estiment que leur légitimité électorale indiscutable justifie des initiatives qui entendent normaliser la vie politique turque dans la perspective de l’intégration européenne. Ils pensent désormais que cette normalisation peut aller jusqu’à la remise en cause de l’ordre constitutionnel, alors même qu’ils n’avaient pas osé toucher à ce dernier, au cours de leur première législature (si ce n’est, en 2004, pour conduire une révision réclamée par l’Europe). Pour leur part, les tenants de l’establishment fondent leur stratégie d’endiguement de l’action gouvernementale sur la nécessité de garantir l’intégrité de la République, c’est-à-dire de l’Etat moderne réformateur et national, fondé par Atatürk. Pour ceux qui se considèrent, en fait, comme « les propriétaires de l’Etat », le discours incantatoire de l’AKP, qui invoque la démocratie et les standards européens, n’est que l’artifice d’un parti crypto-islamiste ayant un « agenda caché » pour changer la République. Quant aux succès électoraux du parti de Recep Tayyip Erdogan, ils ne seraient, pour eux, que le résultat du populisme dont use cette formation pour circonvenir une population « mal éduquée » et encore marquée par les traditions religieuses.

Un deuxième constat permet d’affirmer que, dans la lutte de plus en plus vive qu’ils se livrent, les deux camps entendent user de tous les moyens que leur donnent le droit, les procédures ou les institutions. À cet égard, un certain nombre d’observations concernant alternativement l’une et l’autre partie peuvent être faites. Face à la perspective de l’élection à la présidence d’un candidat à femme voilée, l’establishment a fabriqué l’argument du fameux quorum de présence de 367 députés qui a compromis le déroulement du 1er tour de l’élection de l’élection présidentielle, en avril 2007. Pour lever les obstacles juridiques ou techniques dressés par l’establishment, l’AKP s’est engagé dans des révisions à répétition de l’actuelle constitution (révision d’octobre 2007, révision de février 2008, projet de révision actuelle modifiant la procédure de dissolution des partis politiques). Le recours déposé devant la Cour constitutionnelle par le procureur Yalçinkaya, le 14 mars, pour obtenir la dissolution pure et simple d’un parti au sommet de sa puissance politique, peut surprendre. Force est néanmoins d’observer que le droit public, la légitimité des procédures, les institutions ont toujours joué un grand rôle dans un pays dont l’histoire est marquée par la présence et la puissance de l’Etat. Dans l’Empire ottoman, il existait une forme de droit public (le Kânun) à côté de la loi islamique. La révolution jeune turque de 1908 revendiquait la remise en œuvre de la Constitution de 1876 suspendue par le sultan. Le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale, au début de la guerre d’indépendance, s’est très vite dotée d’une loi fondamentale provisoire. Le régime kémaliste de parti unique a accordé beaucoup d’importance à la mise sur pied d’une constitution consacrant ses principes et sa morphologie institutionnelle. Le coup d’Etat de 1960 a invoqué la violation de la Constitution et c’est sur cette base que les militaires ont jugé et condamné les membres du gouvernement démocrate. La Cour constitutionnelle est la seule institution à n’avoir pas été dissoute par le coup d’Etat de 1980 dont les auteurs ont accordé beaucoup de soin à élaborer un ordre constitutionnel installant un régime sécuritaire. Et l’on pourrait multiplier les exemples, en faisant observer que ce souci du droit et des procédures est à l’origine de l’existence, dans ce pays, d’un pouvoir judiciaire important et d’une caste de juristes qui, à côté de l’armée constitue la pièce maîtresse de l’establishment. Il est actuellement significatif de voir que face à la dernière révision constitutionnelle lancée par l’AKP pour réagir à l’initiative du procureur Yalçinkaya et qui prétend rendre moins aisée la dissolution d’un parti politique, les doyens des Facultés de droit les plus prestigieuses viennent d’émettre une déclaration de soutien au pouvoir judiciaire en demandant aux partis politiques et au gouvernement de cesser d’user de leurs pouvoirs législatifs pour remettre en cause les normes fondamentales existantes. Ces nouveaux développements sont de surcroît très révélateurs d’une lutte que se livrent les deux camps pour la maîtrise de la légitimité juridique et qui a commencé avec le lancement du projet de constitution civile à l’automne 2007. Les règles et les procédures de la Constitution de 1980 sont en effet les principaux arguments dont l’establishment a usé jusqu’à présent pour endiguer la progression de l’AKP. Dès lors que ce dispositif est concurrencé par une légitimité constitutionnelle refondée, l’establishment est menacé dans son essence même. Dès lors, la dimension fortement juridique de ce que d’aucun présente déjà comme le combat de la dernière chance pour l’establishment n’a rien d’étonnant.

Le dernier constat est celui de la durée dans laquelle semble s’installer cette crise politique. La requête du procureur ouvre une procédure longue alors que, dans le même temps la Cour constitutionnelle doit aussi se prononcer par ailleurs sur la constitutionnalité de la révision des articles 10 et 42 destinée à permettre la levée de l’interdiction du voile dans les universités. Toutes ces procédures en cours semblent inaugurer une période d’incertitude politique où les affrontements vont se poursuivre et où les différents acteurs, qu’ils soient institutionnels ou partisans, vont chercher à trouver leur place. Une telle incertitude n’est pas simplement le résultat d’une confrontation de bloc à bloc. Des alliances objectives ou des retournements inattendus sont possibles, comme l’ont montrées les récentes escarmouches entre le CHP et l’armée ou les convergences d’intérêt entre le MHP et l’AKP. Toutefois, cette situation survient aussi à un moment de forte incertitude économique, ce qui pourrait contribuer à l’aggravation d’une situation politique difficile. N’oublions pas que ce sont aussi ses succès économiques qui ont porté très largement l’AKP jusqu’à présent et finalement neutralisé les risques de déstabilisation politique.

Mais l’actualité la plus récente montre que d’autres paramètres sont en train de modifier la donne. Alors même que les Turcs sont désormais en majorité hostiles à l’adhésion de leur pays à l’UE, l’atout européen de l’AKP pourrait perdre de sa valeur. Si le parti majoritaire traîne à relancer les réformes demandées par l’UE, ce n’est pas par hasard. Il n’est pas sûr, en effet, qu’une telle stratégie soit payante politiquement. En outre, dès lors que l’establishment et les milieux kémalistes sont largement gagnés par l’euroscepticisme, quand ils n’affichent pas carrément désormais une hostilité franche au projet d’intégration européenne, le parapluie protecteur que ce dernier constituait pour le gouvernement Erdogan risque de ne plus fonctionner. De fait, on peut craindre que les deux camps en viennent à utiliser des moyens plus radicaux et plus directs pour en découdre. On remarquera, à cet égard, que le débat juridique que nous évoquions précédemment tend à quitter le terrain des principes pour servir désormais des procédures dont l’objectif est de frapper l’adversaire en son cœur. La demande de dissolution du parti majoritaire est à cet égard très révélatrice du tour pris par les événements, de surcroît parce qu’elle semble faire écho à la procédure, engagée au mois de janvier 2008, contre le réseau « Ergenekon » (notre édition du 25 janvier 2008) qui vient de rebondir, comme par hasard, avec l’arrestation, le 21 mars 2008, de plusieurs personnalités laïques accusées de collusion avec l’Etat profond (notamment l’éditorialiste de Cumhuriyet, Ilhan Selçuk, l’ancien recteur de l’Université d’Istanbul, Kemal Alemdaroglu et le leader du parti des travailleurs, Dogu Perinçek, cf.photo). Un combat majeur semble donc s’être engagé avec l’intensification, ces dernières semaines, de la confrontation qui s’est développée depuis un an. La compréhension des événements à venir passe ainsi par l’observation de l’évolution du rapport de force politique, la perception de l’enjeu que représente la légitimité juridique et l’analyse du contexte international économique et politique dans lequel s’inscriront les développements à venir.

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