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Turquie : la géographie-prétexte

mardi 19 novembre 2002, par Pascal Clerc

Le Monde

Fixées dans des contextes historiques précis, les limites sont susceptibles d’être modifiées et doivent toujours être interrogées.
La géographie a bon dos. Juge de paix, elle aurait donné à l’Europe ses limites intangibles, permettant ainsi de décider sans ambiguïté quels sont les Etats qui peuvent revendiquer leur intégration dans l’Union européenne et quels sont ceux qui doivent rester à la porte.

Ainsi Valéry Giscard d’Estaing, lorsqu’il pose les questions fondamentales de l’identité et du projet politique de l’Europe, affirme que la Turquie « n’est pas un pays européen ».

Pourquoi ? Parce que « sa capitale n’est pas en Europe », parce qu’elle a « 95 % de sa population hors d’Europe » (Le Monde du 9 novembre).

Les réactions de François Bayrou ou d’Alain Madelin aux propos du président de la Convention sur l’avenir de l’Europe vont dans le même sens. Déjà, en décembre 1999, dans un point de vue publié par Le Monde (9 décembre), Alain Lamassoure, après avoir passé en revue divers moyens de limiter l’espace européen, en arrive à la conclusion que « le moins mauvais critère est la géographie. Le projet européen concerne toute l’Europe, et rien que l’Europe ».

Prenons-les au mot. Interrogeons-nous sur l’élargissement de l’Union européenne à partir de cette grille de lecture fondée sur le classique découpage continental du monde.

Faut-il revenir sur le projet d’intégration de Chypre dans l’Union, sous prétexte que l’île est à la longitude d’Ankara, à une centaine de kilomètres des côtes syriennes, mais à près de 800 kilomètres d’Athènes ?

Faut-il ouvrir la discussion sur le même mode à propos d’une éventuelle adhésion de la Russie ? Mais devra-t-on alors retenir d’autres critères que ceux qui sont invoqués par Valéry Giscard d’Estaing pour rejeter la possibilité d’adhésion turque ? Celui de la superficie par exemple, puisque Moscou, la capitale, est située en Europe, puisque près de 80 % de la population russe vit à l’ouest de l’Oural ? Et que faire des Etats du Caucase que certains découpages rangent en Europe ?

La géographie scolaire a largement contribué à figer les divisions continentales. Tous les élèves, dès l’école primaire, apprennent à identifier et nommer l’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique et l’Océanie. Bien peu en revanche ont l’occasion d’étudier l’histoire de cette division, de la confronter à d’autres, de s’interroger sur les modèles qu’elle exprime et sur les visions du monde qu’elle engendre.

C’est dommage, car ils comprendraient ainsi que les limites ne sont pas données par la nature, mais sont des productions culturelles. Fixées dans des contextes historiques précis et pour servir des projets particuliers, ces limites sont susceptibles d’être modifiées et doivent toujours être interrogées.

L’histoire de l’invention de l’Europe en témoigne. Dès l’Antiquité, les Grecs et les Romains nomment les trois parties du monde situées autour de la mer Méditerranée. Au plus près de l’étymologie latine continens, l’Europe, l’Asie et l’Afrique sont alors définies comme des terres qui « tiennent ensemble ». La recherche des limites passe par celle de l’élément liquide, mer ou fleuve. L’Europe est ainsi bornée à l’est par la mer Noire et le Don ou la Volga.

Au début du XVIIIe siècle, Tatichtchev, le géographe officiel du tsar Pierre le Grand, propose les monts Oural comme nouvelle frontière du continent. Ce choix ne doit guère à la nature - l’Oural est loin de constituer une barrière infranchissable -, même si une chaîne de montagnes orientée nord-sud peut fournir un repère efficace.

La proposition de Tatichtchev est justifiée par la géopolitique : pour appartenir à l’Europe, l’empire doit alors s’y arrimer avec plus de vigueur. Cette limite qui se prolonge au sud par le fleuve Oural et la mer Caspienne (d’où les incertitudes relatives au Caucase) est bientôt reprise dans tous les atlas.

Les géographes contemporains ne se contentent plus de décrire le monde en s’appuyant sur des cadres conventionnels. Certains s’interrogent sur les critères de délimitation d’ensembles spatiaux et tentent de repérer continuités et discontinuités. Ils rompent ainsi avec une démarche traditionnelle - qui consiste à poser a priori des limites puis à inventorier ce qu’elles enserrent - en tentant d’abord de comprendre ce qui spécifie les espaces.

D’autres géographes s’attachent à l’étude de l’histoire des représentations cartographiques, à leur articulation avec des contextes et des représentations mentales, loin de l’illusion réaliste qui longtemps servit de philosophie à la discipline.

Ceux qui instrumentalisent la géographie pour contester les conclusions du sommet d’Helsinki et justifier le rejet de la candidature turque font référence à une tradition scolaire éculée et font mine d’ignorer le renouvellement de la discipline.

La décision quant à la poursuite du processus d’intégration de la Turquie à l’Union européenne ne peut se fonder sur l’argument des limites continentales, pas plus d’ailleurs que sur celui des contraintes de l’élargissement qui déjà se posent avec le prochain passage à une Union de vingt-cinq Etats.

Plus probablement, l’utilisation récurrente d’une immanente limite géographique, apparemment imprimée sur le sol comme sur les cartes, est un procédé commode qui permet d’évacuer d’autres questions, plus délicates, qui sentent le soufre et le « choc des civilisations ».

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Sources

Pascal Clerc est maître de conférences de géographie à l’IUFM d’Aix-Marseille et membre de l’équipe épistémologie et histoire de la géographie (UMR géographie-cités).

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