Ali Bulaç, intellectuel islamiste et éditorialiste du quotidien Zaman, a fait parler de lui ces derniers temps par ses propos conservateurs sur l’homosexualité. Il a d’abord affirmé lors d’un débat télévisé que la plupart des soldats américains qui commettaient des crimes de masse en Afghanistan étaient des homosexuels. Plus tard, dans une autre émission diffusée sur CNN Türk, il a fait part de ses préjugés sur les gays, prétendant qu’il en avait le droit car cela relevait de la liberté d’expression. “Si certains ont le droit de devenir homosexuels, alors moi aussi je dois avoir le droit de critiquer leur choix”, a-t-il expliqué. Lorsque j’ai entendu ces paroles, qui peuvent passer pour une défense de la liberté d’expression, j’ai pensé à ce que venait de subir cet arbitre de football turc dont l’homosexualité a été révélée [et qui, de ce fait, ne peut plus exercer son activité]. Faire en sorte que les homosexuels puissent vivre en société avec leur identité constitue l’un des principaux combats en faveur des droits de l’homme, et qui a permis de réelles avancées dans les pays occidentaux.
En Turquie, les milieux “conservateurs” de droite comme de gauche professent à l’unisson une homophobie qui constitue chez nous l’une des manifestations les plus visibles de l’attitude réactionnaire de base. La pensée primaire qui consiste à voir dans les homosexuels des “malades” ou des “créatures qu’il convient de mettre à l’écart de la société” n’empêche pas chez nous un certain paradoxe. En effet, notre amateur de football machiste et fanatisé, qui, dans les stades de football, ne se gêne pas pour hurler “Pédé l’arbitre !” peut très bien ensuite assister au concert d’un chanteur notoirement homosexuel. D’un côté, on rabaisse l’homosexualité, d’un autre on fait d’artistes homosexuels des icônes. Dans notre pays, l’homosexualité relève de l’interdit, elle constitue un tabou. Les homosexuels turcs ne font pas état de leur préférence sexuelle, de crainte d’être exclus de la société et de perdre leur emploi. Ils sont dès lors obligés de s’adapter à une situation hypocrite. Mais cette hypocrisie est en réalité un problème qui concerne tout le monde.
Dans ces conditions, affirmer, comme Ali Bulaç, “avoir le droit de les critiquer” ne peut en aucun cas être accepté comme la libre expression d’une opinion innocente. On peut aisément imaginer les conséquences qu’aurait, dans une société comme la nôtre, le “droit de critiquer les homosexuels”. D’ailleurs, si l’on applique un tel raisonnement à d’autres domaines, on se rend compte de la stupidité de cette revendication : “Certes, tout un chacun peut s’affirmer kurde ou chrétien, mais alors moi je dois pouvoir avoir le droit de les critiquer parce qu’ils sont kurdes ou chrétiens”… Car l’homosexualité est bel et bien une identité. Ce n’est pas nécessairement la vôtre.
Alors que des actions sont menées en Turquie pour condamner l’homophobie, dénoncer les pressions dont sont victimes les homosexuels est plus que jamais une nécessité en termes de défense des droits de l’homme, car il y a bel et bien un rapport entre l’homophobie et la haine de la démocratie. Plus ce pays se démocratisera et plus les homosexuels y vivront tranquillement. Il faut tout de même constater que la Turquie est depuis quelques années en train de progresser dans ce domaine, même si l’on n’est encore qu’au début du chemin.