C’est un moyen subtil, presque élégant d’affirmer, comme Sylvie Goulard dans Libération du 8 octobre, que l’enjeu n’est ni la Turquie, ni l’islam, mais l’avenir de l’Europe et de la démocratie, pour pouvoir dire non à la Turquie.
Remontons un peu dans le temps. En France, le débat sur la Turquie a surgi, il y a deux ans, quand Valéry Giscard d’Estaing a dit haut et fort ce que certains murmuraient en coulisse : la Turquie n’a pas sa place dans l’Europe. A partir de là, chacun a élaboré l’argumentaire qui lui convenait. Ainsi des considérations démographiques, géographiques, culturelles, religieuses, financières, politiques ont été déversées avec plus ou moins de finesse et de sincérité.
L’opposition à l’adhésion de la Turquie a pris une tournure passionnelle et s’est propagée dans les rangs de la majorité quand Nicolas Sarkozy s’en est saisi comme levier dans son combat contre Jacques Chirac. On a vu alors l’UMP basculer dans le camp des « contre » avec à sa tête Alain Juppé, pourtant l’artisan de la signature de l’accord d’union douanière avec la Turquie en 1995. A la veille des élections européennes, les intégristes de droite tapissèrent les murs de France d’affiches on ne peut plus explicites : « Non à la Turquie ». Il y a quelques jours, nous avons vu de doctes députés de l’UMP, rouges de colère, taper du pied en criant « on n’en veut pas ! » Enfin, une partie des socialistes ont cru opportun d’illustrer leur hostilité au projet de Constitution européenne en brandissant la Turquie comme épouvantail.
Ni en 1997, quand le Conseil européen décida d’accepter l’ouverture des négociations d’adhésion avec les Dix, ni en 2002 quand il décida de les accepter comme membres, il n’a été question de risques majeurs concernant l’avenir de l’Europe, son identité, ses finances et sa géographie. Pour autant, ces décisions n’étaient pas moins lourdes de conséquences. Alors, de grâce, ne tergiversons pas. L’enjeu de ce débat en France est bel et bien la Turquie, et elle seulement.
Quand on met en parallèle le calendrier des réformes réalisées en Turquie ces dernières années et le rythme de la propagation des positions « contre » en France, on retrouve une étonnante corrélation. Plus la Turquie avance dans la voie des réformes démocratiques, plus on entend en France de cris hostiles à la Turquie. Ceux qui, dans un passé récent, passaient, magnanimes, leur main dans le dos des Turcs en disant « c’est bien, continuez », sont pris de panique ou, pire, créent la panique pour servir leur propre dessein. La Turquie, comme le revendique ouvertement François Bayrou, remplit aujourd’hui ce besoin qu’ont certains de forger leur identité par l’opposition à l’Autre. D’autant plus facilement que tout le monde sent que la Turquie est proche. L’efficacité de la figure de l’Autre ne réside-t-elle pas dans sa proximité ?
La Commission européenne a donné un avis favorable pour l’ouverture des négociations avec la Turquie. Elle a aussi énuméré une série de manques et a formulé explicitement des menaces de suspension, voire d’annulation des négociations. Dire aujourd’hui, en soulignant les réserves de la Commission, que la Turquie n’est pas prête pour devenir membre de l’UE, est une lapalissade. Les négociations en vue de l’adhésion sont justement prévues pour faire réaliser au pays candidat encore plus de réformes que dans la période probatoire. Souligner aujourd’hui les réserves de la Commission pour appeler les chefs d’Etat et de gouvernement européens à ne pas suivre l’avis de la Commission le 17 décembre, c’est vouloir définitivement fermer le dossier de la candidature turque. Mais ne vaut-il pas mieux le dire ouvertement, au lieu d’échafauder des arguments ad hoc ?
La démocratie ne peut exister que par sa légitimité populaire. Mais cette légitimité seule ne suffit pas pour la faire vivre. Il y a aussi le principe de la continuité dans les engagements officiels, le principe de l’universalité des règles du jeu. L’Etat de droit n’existe pas que par le référendum. Or, sans aller en 1963, à la signature de l’accord d’association, les décisions du Conseil européen d’Helsinki en 1999 et du Conseil de Copenhague en 2002 désignent la Turquie comme un pays ayant la vocation d’être candidat à l’adhésion sous condition qu’elle satisfasse les critères de Copenhague. La Commission a jugé que la Turquie remplit au minimum ces critères, même s’il reste un long chemin à faire.
Pourquoi ce feu vert ? La Turquie d’aujourd’hui a pu démontrer, avec ses hésitations, ses peurs, ses résistances internes, qu’elle était capable d’avancer résolument vers l’instauration d’un Etat de droit respectueux des droits de l’homme. Que la transformation sociale en cours portera encore plus loin ces avancées et les rendra irréversibles. Sur cette route, il y aura probablement des moments de trébuchement, comme c’est le cas aujourd’hui chez les autres pays candidats. Le « oui mais » de la Commission n’est pas sans utilité pour créer une pression externe et revigorer la vigilance de ceux qui se battent en Turquie pour le respect des libertés publiques et des droits fondamentaux. Les douloureux dossiers de l’histoire contemporaine, ceux concernant les Arméniens, les Kurdes, mais aussi les crimes commis envers la société par les commis de l’Etat autoritaire, seront ouverts parce que la Turquie sera sortie définitivement de ce régime d’Etat d’exception. Le renversement inattendu des positions au sujet du plan Annan pour le règlement du conflit chypriote n’est-il pas un indice probant ?
Enfin, il est étonnant de désigner la Turquie comme le fossoyeur du projet de l’Europe-puissance. Ce pays mérite la critique sur beaucoup d’aspects, mais peut-on lui attribuer aussi la responsabilité de la direction prise par la construction européenne, de cette prégnance de l’Europe libérale sur l’Europe sociale ? Si aujourd’hui les Européens prennent la direction d’une Europe-puissance, la société turque adhérera encore plus volontiers à ce projet. Ce n’est pas la Turquie, pourtant en position bien difficile, qui s’est rangée sous la bannière américaine pour attaquer l’Irak, mais un nombre considérable d’Etats membres de l’UE !
L’Europe va probablement poursuivre son approfondissement autour des initiatives de coopération renforcée. Sur beaucoup de points, la Turquie d’aujourd’hui, et encore plus celle du lendemain, peut fournir sa contribution à la mise en place des institutions d’une Europe politique. A moins que l’on dise ouvertement « non, pas avec ces gens-là » ! Oui, en effet, la question principale est bien celle-ci. Et c’est dans ce sens que la discussion sur la Turquie porte justement sur l’avenir de l’Europe dans le monde futur.
Ahmet Insel est professeur des universités Galatasaray (Istanbul) et Paris-I.