« Éric n’a pas à être une tête de Turc ! » Parole de Madame-Ex Éric Breteau. Mais que diable lui aurait donc fait le Turc ! À peine dépêtré d’avec les Tchadiens, c’est maintenant au tour des Turcs… Dieu que la vie est compliquée pour les grands aventuriers incompris.
Gilles Devers est avocat, auteur du blog « Les actualités du droit ».
Si la médecine a progressé s’agissant des greffes de visage, elle n’en est qu’aux balbutiements pour ce qui est des greffes de tête. Pour la tête de Turc comme pour les autres, d’ailleurs. Le risque est limité : Madame Ex peut se calmer…
Mais d’ailleurs, être une tête de Turc, est-ce un tel enfer ? C’est peut-être bien une chance.
Sacrés clichés, ces petites prisons de la pensée. La « tête de Turc » vient du XIXe et concernait les dynamomètres des foires sur lesquels il fallait frapper le plus fort possible, et qui représentaient un visage surmonté d’un turban. Sous le turban se cache le Turc, c’est bien connu… L’enquête progresse.
Moi, franchement, une tête de Turc, ça ne me déplairait pas forcément.
C’est d’abord un extraordinaire héritage culturel : grec, latin, juif, chrétien, musulman. D’Hérodote à Saint Paul, pas si mal… Et cette terre turque assise sur deux continents : une base extraordinaire pour comprendre le monde ! Une place stratégique quand il faut savoir faire le lien entre l’Europe occidentale, les anciens pays du bloc soviétique et le Proche-Orient.
C’est ensuite beaucoup d’amitié avec ce peuple, héritier d’un Empire ottoman, qui était présent sur le territoire européen depuis 1354. La France a ouvert son ambassade à Istanbul dès 1535, et en 1856, le traité de Paris associait l’Empire Ottoman au sein du « concert des nations européennes ».
Et puis une belle culture juridique. Dès 1954, la Turquie a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, après avoir été l’un des pays fondateurs du Conseil de l’Europe, le 9 août 1949. Alors, la grande question du moment – La Turquie fait-elle partie de l’Europe ? – trouve ici une réponse simple : oui, et institutionnellement depuis cinquante ans ! C’est dire aussi que toutes les questions relatives à la liberté d’expression, à la liberté de religion, au sort des minorités, au statut personnel, sont soumises à la très exigeante jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Où est le vrai débat ?
Ajoutons une patience qui confine à l’abnégation, s’agissant de l’adhésion à l’autre Europe, L’Union européenne, celle des affaires : statut de membre associé en 1992, critères d’adhésion définis à Copenhague en 1993, union douanière en 1996, « ouverture des négociations » en 2005…
La vraie difficulté, elle est dans la tête. Pas dans la « tête de Turc ». Dans celle qui regarde la Turquie en restant incapable de voir la réalité telle qu’elle est. Dans celle qui ne veut pas se débarrasser du cliché de la Turquie monolithique, comme un bloc. Parce qu’au final, c’est très simple : il n’y a pas de « tête de Turc », mais autant de têtes de Turcs qu’il y a de Turcs. Et là, on peut commencer à comprendre la Turquie.
Un peu de lecture peut aider à convaincre. J’ose à peine rappeler des auteurs aussi connus qu’Ohran Pamuk, Nâzim Hikmet, Nedim Gürsel ou Hrant Dink. Je me permets de vous conseiller une magnifique Anthologie de la poésie turque (XIIIe-XXe), traduite par Nimet Arzik, publiée chez Gallimard, collection « Connaissance de l’Orient » en 1994.