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Villeurbanne : beaucoup plus grave qu’une péripétie locale. (1)

mercredi 13 février 2008, par Bernard Dreano

A propos de l’éviction de Sirma Oran-Martz de la liste PS-Vert pour les municipales. Ou le problème de l’attitude d’une certaine gauche par rapport aux pressions communautaristes nationalistes, et la volonté orchestrée de torpiller le dialogue arméno-turc. Nous publions ici le premier article de Bernard Dreano daté du 4 février 2008, suivi d’une lettre « droit de réponse » de Ara Toranian, rédacteur en chef de Nouvelles d’Arménie.

Nous publierons très prochainement le texte de réaction à cette dernière lettre écrit par Bernard Dreano.

L’éviction de Sirma Oran-Martz de la liste PS-Vert pour les municipales par le maire Jean-Paul Bret pourrait être considérée comme un incident secondaire. Pourtant cet évènement, si l’on examine les conditions dans lesquelles il est advenu et les motivations des acteurs, est d’une extrême gravité.

Il pose le problème de l’attitude d’une certaine gauche par rapport aux pressions communautaristes nationalistes, et illustre de manière inquiétante la volonté de certains courants de torpiller, en France comme en Turquie, le dialogue arméno-turc, avec l’appui conscient ou non de responsables socialistes.

Cachez ce dialogue que je ne saurais voir

De quoi s’agit-il en effet ? Sirma Oran-Martz militante associative et membre des verts a été accusée de « négationnisme » vis à vis du génocide arménien de 1915 par des militants arméniens de la région lyonnaise. A l’appui de cette accusation, sa présence à la manifestation d’organisations turques le 18 mars 2006, protestant contre l’érection à Lyon d’un monument en mémoire du génocide arménien. Et plus précisément l’explication sur cette présence donnée par Sirma elle-même lors de la réunion de dialogue arméno-turc à Villeurbanne organisée par l’Assemblée européenne des citoyens (AEC) et le réseau Helsinki Citizens’ Assembly le 8 septembre 2006. La tenue de cette réunion, initialement soutenu par Me Sabiha Amine, adjointe au maire de Lyon, avait été interdite par Gérard Collomb, et avait finalement pu se tenir à Villeurbanne, grâce au soutien des Verts, malgré une campagne de rumeurs organisée par certains milieux arméniens de la région, la présentant comme « négationniste du génocide ».

Il s’agissait en réalité de présenter l’expérience de jeunes Arméniens d’Arménie et Turcs de Turquie de leur séminaire de dialogue « Yavats- Gamats » tenue l’année précédente à Antakya,. Occasion aussi de discuter sans tabous entre arméniens, turcs, français d’origine arménienne ou turque et autres personnes interessées, de toutes les questions relatives au passé et au présent, dont bien sur le génocide, concernant aussi bien l’Arménie et la Turquie que les diasporas, la question du Nagorno Karabagh1 (des jeunes militants associatifs du Karabagh et Azerbaïdjan étaient également présents).

La réunion s’était déroulée dans de très bonnes conditions d’écoute et de respects mutuels, et Sirma y avait expliqué pourquoi elle avait jugé utile d’être présente à la manifestation de mars 2006 : pour ne pas laisser le champ libre aux seuls nationalistes (organisateurs de la manifestation). Elle avait expliqué aussi qu’elle été choquée par l’inscription figurant sur le mémorial du génocide imputant ce crime aux « jeunes turcs »2, expression historiquement exacte mais incompréhensible pour la majorité des turcs et franco-turcs et autres lyonnais d’aujourd’hui, ignorant les détails de l’histoire. Elle avait été violemment prise à partie à cette occasion par un membre lyonnais du parti arménien Dachnak, arrivé en fin de réunion, et qui semblait vouloir déstabiliser l’atmosphère franche et respectueuse qui avait prévalu jusque là. Les participants arméniens d’Arménie avait jugé cette attitude outrageante, mais pas étonnante de la part d’un nationaliste du Dachnak. Évidemment, un an et demi plus tard, la mise en cause de Sirma est venue du même courant, en référence directe à cette réunion de dialogue. Il s’agissait de tout sauf d’un hasard.

Qui est visé ? D’abord la fille, puis le père, enfin la dialogue

Sirma Oran-Martz est française, vivant en France depuis son plus jeune âge, mais c’est aussi la fille de Baskin Oran. Celui-ci est un intellectuel très connu pour sa lutte pour la démocratie, combattant en Turquie les ultra-nationalistes et les militaires fascistes (ce qui lui a valu de nombreuses menaces de mort) mais aussi adversaire politique des conservateurs démocrates musulmans actuellement au pouvoir. Il s’est présenté sur ces bases en candidat indépendant aux dernières élections. Il fait partie de ces intellectuels et militants des droits de l’homme qui se battent en Turquie pour le droit des minorités, les Kurdes, mais aussi les Arméniens, les Grecs, les Roms, etc., et qui appellent les Turcs à relire leur histoire et notamment celle du génocide de 1915. Il était très proche du journaliste arménien de Turquie Hrant Dink assassiné en janvier 2007 par un jeune ultra-nationaliste turc, après une campagne de harcèlement judiciaire de la part des magistrats « républicains laïques » de Turquie, et d’appels au meurtre dans les journaux nationalistes et proches des militaires.

Alors que sa fille était mise en cause à Villeurbanne, Baskin Oran participait le 27 janvier à Paris à une émouvante commémoration arméno-turque organisée notamment par l’ACORT (association à laquelle Sirma est liée) et le CRDA. Il y avait 600 participants, qui ont envisagé des actions en commun sur la mémoire, la défense du patrimoine arménien en Turquie, la paix, le dialogue entre les diasporas. Tout en remerciant la diaspora arménienne pour avoir secoué l’amnésie turque par rapport à 1915, Baskin Oran avait expliqué pourquoi, à son avis, il ne fallait pas faire de la qualification de génocide la pré-condition à tout travail de mémoire, car cela était aujourd’hui contre-productif vis à vis de l’opinion publique turque par rapport au but recherché (la reconnaissance). Bien sur, on peut discuter ce point de vue, qui était aussi celui de Hrant Dink. Mais il est celui de personnes courageuses qui combattent en Turquie même, sous le menace permanente de l’’article 301 du code pénal turc, utilisé par les juges « républicains laïques » à l’encontre de ceux qui parlent de génocide comme Murat Belge ou Orhan Pamuk, ou même celle des balles des tueurs qui ont frappé Hrant Dink et menacent Baskin lui même ou Ece Temelkuran (une journaliste qui a écrit des articles sur l’Arménie et la diaspora dans le grand journal Milliyet). De même que l’on peut discuter de la pertinence de la présence de Sirma à la manifestation de mars 2006... Mais il ne s’agit pas ici de discussion de bonne foi.

Les fruits de l’incompétence au service de nationalistes compétents

Il est bien possible qu’un incompétent comme Jean-Paul Bret ignore tout de Baskin Oran, et de sa fille, refuse, comme Gérard Collomb, d’envisager un dialogue arméno-turc, peu rentable à ses yeux sur le plan électoral, et n’ait qu’une vague idée de ce qu’est aujourd’hui le parti Dachnak dont les candidats figurent sur les listes socialistes à Villeurbanne depuis des décennies. Cette incompétence ne l’empêche pas de faire la leçon à ceux qui le critiquent, qu’il accuse, ce qui ne manque pas d’air, « d’une grande méconnaissance de l’histoire, sa complexité ». Il a parait-il été « profondément blessé » par les critiques, mais cela ne l’a pas empêché de traiter Sirma de « négationniste ». Et surtout il s’est fait l’instrument de ceux qui, du coté arménien, ne cachent pas leur volonté torpiller le dialogue arméno-turc en cours.

Et ceux-là ne sont pas incompétents. Ainsi Ara Toranian, sur le site Armenews fait bien le lien entre Villeurbanne et la Turquie, la fille et le père Villeurbanne ( Turquie : les habits neufs du nationalisme turc ). Ce dernier n’est, aux yeux de cet ultranationaliste arménien, qu’une des formes de « l’hydre à multiples têtes » d’un nationalisme turc toujours génocidaire. L’objet de cette attaque est d’éloigner les Arméniens de tout débat avec de tels nationalistes pervers et masqués que sont les démocrates de Turquie. Et de condamner ici en France ceux qui s’en réclament ou les soutiennent en les présentant bien sûr comme « négationnistes » : « Ces graves évènements, mis en lumière par l’épisode de Villeurbanne, montrent que le nationalisme turc, loin d’avoir désarmé, s’avère plus vivace, coriace que jamais. Il ne constitue pas seulement une menace pour les Arméniens, qui, français ou non, demeurent son bouc-émissaire par excellence. Il l’est également pour la république, en essayant de transformer en problème « communautaire » la reconnaissance du premier génocide du XXe siècle. »
Et d’appeler contre eux à la répression : « Le meilleur moyen d’éviter ce danger (…) serait sans doute de voter au plus tôt la loi de sanction du négationnisme(…). Une législation déjà adoptée par la Suisse, et qui pourra s’appliquer en France à tous les citoyens. Sans discrimination."

Sans discrimination c’est-à-dire explicitement contre ceux qui soutiennent les démocrates turcs comme Baskin Oran qui - car celui ci, pour un éditorialiste d’un autre site (www.presse-fr.com) signant Cvan, « tient des propos dignes d’un Bruno Gollnisch » et n’est qu’un agent du complot gouvernemental turc visant à faire oublier le génocide. Et le Président du Comité de coordination des associations arméniennes de la région Centre France, Jules Mardirossian, grand inquisiteur contre Sirma, en rajoute en pourfendant les Verts coupables de ne pas croire à ce complot, voire d’y contribuer ! Une manœuvre d’intimidation qui semble avoir eu quelques échos.

Le Dachnak ?

Cette furie correspond à la ligne du Dachnak. La fédération révolutionnaire arménienne Dachnaksoutioun, dite Dachnak, est un vieux parti historique arménien membre depuis ses origines, avant la première guerre mondiale, de l’internationale socialiste. Ses rivaux historiques, communistes et libéraux ayant pratiquement disparu, le parti se veut le dépositaire politique principal de l’histoire arménienne et d’abord de la mémoire douloureuse du génocide. Tout ceci est parfaitement légitime.

Sauf que le Dachnak a fait de cette mémoire et de l’anti-turquisme un fond de commerce manipulateur. Interdit en Arménie à l’époque soviétique, il s’est réimplanté après l’indépendance ; mais ces positions ultra-nationalistes et racistes ont provoqué son interdiction par Léon Ter Petrossian, le premier président et héros de l’indépendance. Le Dachnak a été mêlé au coup d’État qui a provoqué l’éviction de Ter Petrossian, et participe depuis aux gouvernements arméniens, tout en s’efforçant de maintenir le maximum de contrôle sur l’argent de la diaspora, et en contribuant à la dérive mafieuse du pays.

Les militants du Dachnak en France n’ont pas tous conscience de la place réelle qu’occupe leur parti sur l’extrême droite de l’échiquier politique arménien. Mais leur fidélité à sa ligne idéologique nationaliste les empêche d’accepter l’existence des évolutions de la Turquie, de comprendre que les actuels musulmans conservateurs sont moins nationalistes que les républicains et l’armée, d’envisager le développement de la société civile démocratique et de regarder les manifestations culturelles arménophiles dans la jeunesse et des évolutions parallèles dans certaines organisations de l’émigration turque. Ces évolutions déstabilisent leurs positions acquises, ils mettent donc tout en œuvre pour disqualifier les porteurs de ces nouvelles tendances.

Et Tercüman s’en donne à cœur joie

Et les ultra-nationalistes turcs de leur coté, les tueurs de Hrant Dink, et leurs organisations actives aussi en France ? Rassurez vous, leurs têtes de turcs sont les mêmes que celle du Dachnak : Baskin Oran, Ahmet Insel, Ece Temelkuran, etc.. Ils sont aussi accusés, symétriquement, de complot. L’éviction de Sirma a fait de gros titre dans la presse turque et le quotidien d’extrême droite Tercüman s’en est donné à cœur joie pour pourfendre la diaspora.
Bien entendu cette nouvelle affaire Oran éclipse totalement la participation de Baskin Oran à la rencontre arméno-turque de Paris et plus généralement à tout ce qui se rapporte au dialogue en France, en Turquie ou en Arménie. C’est à cela que l’éviction de Sirma a servi, et il faut bien dire que le coup est réussi. Et tant pis si les pratiques clientélistes d’un maire de Villeurbanne alimentent ces sectarismes et fanatismes, ici et là bas et contribuent à faire reculer la cause de la reconnaissance par l’opinion turque d’aujourd’hui, de ce qu’ont fait les dirigeants ottomans d’hier.

Le 4 février 2008

* *

Lettre d’Ara Toranian, rédacteur en chef de Nouvelles d’Arménie (droit de réponse à l’article ci-dessus).

Sans entrer dans le fond du débat sur lequel je me suis déjà exprimé, je ne peux accepter que M. Dreano se permette de me traiter d’ultranationaliste et de prétendre que je fais un lien entre M. Baskin Oran et sa fille dans mon article paru sur armenews.com sur les habits neufs du nationalisme turc.

Vous ne trouverez nulle part dans cet article la moindre allusion aux liens de parenté entre Baskin et Sirma Oran. Ce type d’approche indigne ne me concerne pas. Je condamne effectivement les positions de Baskin Oran, qui bien qu’opposant au gouvernement turc actuel, refuse de reconnaître le génocide des Arméniens en tant que tel. Je prétends que son approche participe de l’idéologie nationaliste et recoupe la stratégie de son gouvernement qui dépense des millions à travers le monde pour s’opposer à la qualification des faits.

Je déplore la rhétorique commune à M. Dréano et à un certain nombre d’associations turques de France, qui consiste à traiter d’ultranationaliste, les militants qui œuvrent pour la reconnaissance du génocide des Arméniens et luttent contre sa négation qui n’est autre, pour reprendre l’expression de Bernard-Henri Lévy, que le stade suprême du génocide.

Pour votre information, et à titre d’exemple, j’ai remis personnellement le 24 avril 2005 à deux vrais opposants turcs, M. Ali Ertem et Ragip Zarakolu la médaille du courage, lors d’une cérémonie à la Mairie de Paris en présence de M. Bertrand Delanoë. Je ne crois pas que cette initiative relève d’une pensée nationaliste, ni ultranationaliste. Mais j’estime à l’instar de Pierre Vidal-Naquet qu’on ne discute pas avec le négationnisme. Il ne peut y avoir de dialogue et de processus de réconciliation arméno-turc que sur la base de la reconnaissance du génocide des Arméniens. C’est un point de départ et non une ligne d’arrivée. De vrais démocrates turcs ont franchi le pas. D’autres sous la pression du grand mouvement de reconnaissance internationale, commencent à prendre conscience de sa réalité. Je les salue et les encourage à s’affranchir de ce tabou qui entrave le développement démocratique en Turquie et constitue un obstacle à un avenir de paix et de fraternité entre Arméniens et Turcs. Quatre-vingt-douze ans après l’extermination des Arméniens de Turquie, n’est-il pas enfin temps ?

Ara Toranian, février 2008

Ara Toranian est rédacteur en chef de Nouvelles d’Arménie

NB : Ara Toranian nous a demandé également dans un second courrier de publier son texte « Villeurbanne : les habits neufs du nationalisme turc » . Nous invitons nos lecteurs à en prendre connaissance sur le site Nouvelles D’Arménie sur http://www.armenews.com où ils le trouveront dans son intégralité.

Il écrit :

« Suite à l’article de M. Dréano sur l’affaire de Villeurbanne, et ses passages diffamatoires me concernant, je vous demanderais de bien vouloir publier l’intégralité de l’article que j’ai écrit à ce propos, et dont il cite des extraits choisis sur lesquels il se fonde pour me traiter d’ultranationaliste. Une accusation inadmissible. Je met au défi M.Dréano de citer un seul propos, une seule ligne écrite au cours de mes trente cinq années de militantisme au service de la cause arménienne, qui puissent justifier une telle accusation. J’ai toujours fait la distinction entre le peuple turque et les gouvernements autoritaires et effectivement ultranationalistes de cet Etat. J’ai toujours situé la juste lutte du peuple arménien pour son droit à l’existence dans le cadre du mouvement générale des peuples pour leur émancipation. Pour votre gouverne, j’ai été également à la fin des années 70 à la création de l’hebdo »sans frontières« , qui était le premier magazine de l’émigration, et dans lequel participaient des camarades turcs. En 1973, j’étais à l’initiative du premier meeting où figuraient à la même tribune des Arméniens, des Kurdes et des Turcs sous le thème : 3 peuples en lutte. Régulièrement Nouvelles d’Arménie Magazine que je dirige, ouvre ses colonnes aux démocrates turcs. Ce sont les fascistes turcs qui me traitent d’ultranationaliste. M. Dréano serait inspiré de se renseigner avant de développer une prose qui sert dans cette affaire les tenants du négationnisme et du nationalisme turc, assassin du peuple arménien. »

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Sources

Bernard Dreano est Membre des Verts, président du Cedetim (Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale), porte-parole du réseau Helsinki Citizens’ Assembly international et président de l’Assemblée européenne des citoyens (HCA France)

Article sur le site du Cedetim

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