De manière fort symbolique, le film vient d’être projeté devant l’Hôtel de Ville de Paris pour la journée de l’Europe, le 9 mai.
Fatih Akin, enfant chéri du cinéma européen, revendiqué allemand en Allemagne, turc en Turquie, vient en outre de recevoir le 30 avril dernier une énième récompense pour son film « De l’Autre Côté », avec 4 « lolas d’or » (l’équivalent de nos César outre-rhin).
Toujours d’actualité, le film sort en DVD sur le marché français le 15 mai prochain, en plein Festival de Cannes, alors que Fatih Akin sera président du jury de la section « Un Certain Regard ».
Pour toutes ces raisons, nous avons voulu ressortir une partie de l’interview qu’il a accordée il y a quelques mois à l’excellente revue de cinéma « Positif ». Dans la première partie, il explique la genèse du scénario et les choix décisifs qu’il a faits ; dans la deuxième partie de l’extrait, quelques lignes sur sa vision de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne.
Est-bien utile de préciser que nous reviendrons prochainement, encore une fois, sur le travail de M. Akin, premier réalisateur européen et par conséquent enfant chéri de Turquie Européenne !
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Propos recueillis à Cannes le 25 mai 2007 et à Toronto le 8 septembre 2007 par Elise Domenach et traduits par Gregory Valente
Le voyage, l’exil, les échanges culturels étaient déjà au centre de Head-On. Avec De l’Autre Côté, vous souhaitiez poursuivre ces questions ?
FA : Oui, mais d’une façon plus large. Ce dont je voulais vraiment parler, je n’avais pas eu l’occasion de le développer dans Head-On, que beaucoup ont vu comme une quête de l’identité. Je ne suis pas sûr que ce soit juste. De l’Autre Côté est un film sur la mondialisation. La Turquie et l’Allemagne sont des symboles, l’Asie et l’Europe, le monde musulman et le monde chrétien. La question est de savoir comment s’harmonisent les contraires : c’est l’enjeu de la mondialisation.
Les personnages sont à la recherche de leurs racines, ce qui évoque moins la mondialisation que le motif ancestral du voyage.
FA : Si c’est très moderne. Dans le monde où nous vivons, chaque jour plus rapide et complexe, il est difficile de voir à moyen terme, et il faut parfois analyser le passé pour comprendre ce qui se passe. Ce n’est pas un retour aux traditions : il faut regarder pour avancer. L’Histoire comprend des cycles, le cinéma aussi d’ailleurs. Même dans le monde d’Internet et de la société de communication, un jour, le dernier témoin de l’Holocauste mourra. Il deviendra alors plus facile de créer un mensonge, de nier son existence. Il est essentiel de connaître le passé tant qu’il est palpable. Mes personnages ne reviennent pas aux racines pour retrouver leur identité, mais avant tout pour connaître et comprendre ces racines.
Vous parliez de cycles. Dans De l’Autre Côté, justement, la dernière séquence reproduit la première. Cette boucle métaphorique était-elle à l’origine du scénario ?
FA : Oui. L’idée de cet homme voyageant et s’arrêtant dans cette station-service, je savais depuis le début que ce serait le début du film et que j’y reviendrais à la fin. Je voulais commencer et finir ainsi. J’ai écrit un scénario assez complexe, en cinq parties, mais dont j’ai coupé deux parties, car c’était trop long. Il faut savoir s’arrêter, comment ne pas lasser le public. Mais le début et la fin n’ont pas bougé.
De quoi parlaient les deux parties coupées ?
L’une se concentrait sur Hannah Schygulla et sa fille. Elle commençait le 1er mai à Hambourg. L’autre se concentrait sur le jeune homme qui part à la recherche de son père : en chemin il s’arrête dans son village natal et revoit son amour de jeunesse ; elle a des enfants, mais son mari est mort. Ils couchent ensemble, et on sait qu’à la fin ils resteront ensemble. C’était très beau, très bien filmé, mais ça rendait le film trop long.
Les verra-t-on un jour, par exemple, sur le DVD ?
FA : le DVD est un marché, il faut y vendre quelque chose. Cela peut aider les étudiants à voir ce qu’on n’inclut ou pas dans un film. Mais j’ai fait un court-métrage de dix minutes de l’histoire du jeune homme, car j’y tenais beaucoup. Cela sera sur le DVD non comme une scène coupée ou une version alternative du film, mais comme un film à part. J’ai tourné dans le village de mon père, près de la mer Noire.
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(Ah, trois fois hélas, il semblerait que le court-métrage en question ne soit pas dans les bonus du DVD, pourtant riche, puisque figurent dans un second DVD entièrement consacré aux bonus du film un documentaire de 70 minutes sur le making-of du film, une interview de 20 minutes de Fatih Akin et un reportage sur Cannes 2007)
Le film a une dimension politique plus nette que Head-On, notamment sur l’entrée ou non de la Turquie dans l’UE.
FA : il véhicule ma propre discussion intime. Je n’arrive pas à trancher : parfois je me dis que la Turquie doit y entrer, puis je me ravise et pense qu’à l’ère de la mondialisation, c’est inutile. C’est une question trop complexe pour y répondre par oui ou par non.
Craignez-vous que les dernières élections en Turquie conduisent à une société moins tolérante ?
On verra. Il y a un risque de guerre civile en Turquie, comme il y en a eu en Yougoslavie. Il me semble important que le gouvernement en vienne à promulguer des lois progressistes et modernes non pour que le pays intègre l’Union Européenne mais pour le bien du peuple. Ce n’est pas pour l’Europe qu’il faut avoir la liberté d’expression, c’est pour la Turquie !
Vos personnages ont une dimension politique, en particulier l’activiste.
FA : on peut le prendre comme une critique du défaitisme : dans certaines régions du monde, les gens sont tellement exaspérés qu’ils n’ont plus d’intérêt pour la politique. Tout leur semble joué d’avance. Il y a pourtant des groupes de résistance, comme Attac : il ne faut pas baisser les bras devant la mondialisation. C’est une responsabilité collective.
La jeune génération, dans votre film, semble détenir les clés de cette résistance.
FA : la jeunesse tient aussi ses opinions de la connaissance du passé, de ce que les générations antérieures peuvent lui transmettre comme expérience. On peut d’ailleurs appliquer cela au cinéma.
Source : « Positif » n°561 novembre 2007