La ville anatolienne de Kayseri incarne à merveille ce mélange de modernité économique et de conservatisme social dans lequel se reconnaissent beaucoup de Turcs. A mille lieues du modèle d ‘Atatürk.
Si par hasard vous vous trouvez à Kayseri (une ville de 1 million d’habitants située dans le centre de l’Anatolie) et que l’envie vous prend de vous offrir un bon restaurant le soir pour goûter les spécialités de la région, sachez que ce ne sera pas chose facile. C’est qu’il n y en pas beaucoup, de bons restaurants, dans cette ville. Si , en plus, vous avez envie de boire un petit verre, alors là il vaut mieux aller voir ailleurs, parce qu’à Kayseri vous ne trouverez pas le moindre restaurant qui serve de l’alcool. Si l’on dit à quelqu’un qu’il est impossible de trouver un établissement servant du vin dans l’une des villes les plus riches d’Anatolie, il pensera immédiatement à la fameuse « pression sociale » (concept utilisé pour dénoncer l’islamisation) et se demandera s’il ne s’agit pas là du résultat des pressions exercées par le parti au pouvoir l’AKP, dont a philosophie conservatrice à pour conséquence qu’il est désormais de plus en plus difficile de trouver des lieux où l’on peut boire de l’alcool.
Il y a pourtant une autre question pertinente qu’il conviendrait de se poser : il y a quinze ans (lorsque ni l’AKP ni ses prédécesseurs n’étaient au pouvoir) y avait-il à Kayseri des établissements servant de l’alcool ? La réponse est non , bien entendu. Kayseri est une ville où l’on est par tradition commerçant, économe et conservateur, et dont les habitants ne sont pas encore habitués à aller dépenser leur argent au restaurant. Un jeune de Kayseri m’a expliqué :
« Ici la journée commence dans la prière, elle se poursuit avec le business et se termine avec la prière du soir ».
Et encore, on dit que la consommation d’alcool à Kayseri serait en moyenne supérieure à celle de bon nombre d’autres villes de Turquie. Kayseri est l’une des villes turques les plus propres et ordonnées qu’il m’ait été donné de voir. Ses larges avenues, ses parcs et ses places lui donnent un air soigné. La place où se trouve la préfecture est réellement splendide. Avec ses vieilles mosquées et l’élégante petite tour de l’Horloge, elle ne laisse vraiment pas indifférent. Or c’est précisément là que la « véritable pression sociale » se manifeste : à côté de cette petite tour de l’Horloge, se dresse une imposante statue d’Atatürk dont la taille dépasse celle de la tour e qui fait franchement tâche dans le paysage. De la même façon que personne n’a eu le courage de refuser une statue d’Atatürk à cet endroit, il n’ y a évidemment personne aujourd’hui pour dire que cette statue ne s’intègre vraiment pas dans le décor de la place. C’est qu’il s’agit d’Atatürk tout de même. Si vous voulez mon avis, voilà bien la véritable « pression sociale ».
Aujourd’hui Kayseri donne une impression de sérénité. Les gens, ici, souhaitent que la polémique sur l’interdiction de l’AKP s’achève dans le calme. Bien sûr ils n’apprécient pas la démarche lancée contre l’AKP, mais ils ne veulent pas que cette querelle s’éternise, surtout parce qu’ils considèrent que si elle devait se prolonger, cela affecterait durablement la bonne marche des affaires. Cette ville où femmes voilées et femmes non voilées se promènent en toute décontraction sans être importunées et où le taux de criminalité est très bas contribue de façon importante aux exportations turques, en particulier dans les domaines du textiles et du mobilier.
Le groupe Boydak constitue en quelque sorte le vaisseau amiral de la ville . Le numéro deux de l’entreprise, Mustafa Boydak , qui est aussi le président de la chambre de Commerce locale, est un homme de 45 ans sympathique et intelligent qui fait ses cinq prières quotidiennes. C’est un fervent admirateur du président de la république, Abdullah Gül . « C’est notre idole » dit il à son propos. Cet homme d’affaires, passionné de littérature, qui n’a jamais conclu de contrat avec l’état mais qui exporte dans plus de quatre-vingts pays, analyse tout ,y compris la question kurde ou celle du voile, à travers le prisme de l’économie. Avec un sourire narquois, il explique ainsi qu’il prie « cinq fois par jour » mais que « cela ne prend pas plus de vingt minutes ,ce qui au final ne coûte pas très cher ». Cet homme dont l’épouse porte le voile, à l’inverse de ses filles, incarne donc une forme de modernité anatolienne teintée de conservatisme mais s’avère en même temps très progressiste, avec une ouverture indéniable sur le monde extérieur. Les gens comme Mustafa Boydak assument très naturellement ces deux facettes et entendent bien ne renoncer ni à l’une ni à l’autre. On ne peut donc comprendre la Turquie d’aujourd’hui sans se rendre dans des villes anatoliennes comme Kayseri. Ce pays change à une vitesse incroyable . Il n’y a que la capitale Ankara qui ne change pas. Et c’est bien cela le problème.
Note - une procédure d’interdiction a été engagée le 14 mars contre l’AKP au motif ue le parti menace les fondements laïcs du pays