C’est en marquant leurs différences que l’Allemagne et la France ont pris conscience d’elles-mêmes. Depuis Charles Quint jusqu’aux deux guerres mondiales, le concept d’« ennemi héréditaire » était d’usage courant. La « civilisation française » et la « culture allemande » semblaient devoir se combattre éternellement. Aujourd’hui, les prises de position contre l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne (UE) se multiplient. Aucun argument pertinent ne plaiderait en faveur de l’appartenance de cet Etat asiatique à l’Europe. Or, pendant plus d’un demi-millénaire, les Turcs ont massivement participé à l’histoire de l’Europe en tant que puissance européenne et en tant qu’alliés d’autres puissances européennes. Comme le consignait, en 1745, le grand dictionnaire encyclopédique allemand Zedler, inspiré de l’esprit des Lumières, « l’Empire turc est un grand et puissant empire qui compte de nombreuses provinces en Europe ». On sait en outre que le nom « Europe » était celui d’une princesse asiatique et que le fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kemal Atatürk, était né à Salonique. L’Europe - faut-il le rappeler ? - n’est pas un continent aux contours clairement définis comme le sont l’Australie ou l’Afrique. Chaque époque de l’histoire a redéfini à sa manière sa frontière avec l’Asie. Diverses conceptions de l’Europe ont souvent existé en parallèle. Les adversaires de l’adhésion de la Turquie à l’UE répètent à l’envi que la Bible et l’Antiquité sont les fondements de l’identité européenne. La Bible est utilisée ici comme synonyme de chrétienté. Or le patrimoine culturel que nous avons hérité de l’Antiquité nous a été en grande partie transmis par les Arabes et par les Ottomans. Ils nous ont rendu Aristote, que nous avions perdu. Nous leur devons nos chiffres et le café. Les premiers grands conciles de la chrétienté se sont tenus en Asie Mineure. Constantinople, l’actuelle Istanbul, fut l’une des toutes premières résidences d’un patriarche chrétien et le reste encore aujourd’hui. L’Empire romain ne fut pas le premier empire chrétien : c’est en Arménie, en l’an 301, que la chrétienté fut proclamée pour la première fois religion d’Etat. L’apôtre Paul a vécu dans la région que recouvre aujourd’hui la Turquie. Si l’on veut définir l’Europe par la chrétienté, on est pour le moins en droit de considérer la Turquie comme l’un des berceaux de l’Europe. A l’inverse, après la conquête de Constantinople, c’est la plus grande église chrétienne de l’époque, Sainte-Sophie, qui a servi de modèle aux mosquées. L’Empire romain d’Orient et Byzance, les liens avec les temps originels de la chrétienté, sont demeurés présents dans les esprits en Turquie. Le rapprochement avec l’Europe pourrait raviver ces traditions dont les traces ont partiellement disparu. Les plus beaux vestiges des temples grecs se trouvent sur la côte ouest et sur la côte sud de l’actuelle Turquie. Les religions du Livre, le judaïsme, la chrétienté et l’islam, ont vu le jour sur un territoire très circonscrit du Proche-Orient : Israël, Palestine, la Terre sainte. Celui-ci n’est pas en Europe, mais il a fait partie de l’Empire ottoman du début du XVIe siècle à la fin de la Première Guerre mondiale. L’administration des Lieux saints, à Bethléem et à Jérusalem, relève aujourd’hui encore du statut que leur a conféré un sultan ottoman en 1852. L’islam, en tout cas, ne devrait pas être avancé comme argument contre une adhésion de la Turquie à l’UE. La sécularisation est aussi développée dans les centres urbains de l’UE qu’en Turquie. De surcroît, en 2003, le sommet européen de Thessalonique a ouvert une perspective d’adhésion pour l’Albanie, la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine, qui sont tous des pays marqués par l’influence musulmane. Sans compter que des millions de musulmans vivent déjà au sein de l’UE. On va parfois jusqu’à pointer l’islam comme un élément prétendument incompatible avec la science, avec l’esprit des Lumières. On pourrait tout autant mettre l’accent sur les points communs. De Galilée à Darwin, il n’y a pratiquement pas d’avancée scientifique qui n’ait été condamnée par les autorités chrétiennes. Et pourtant, la science et la chrétienté ont fini par trouver un assez bon terrain d’entente. En admettant qu’on puisse dire que l’esprit des Lumières n’a été imposé aux Turcs qu’avec le kémalisme, il n’en fut pas autrement dans de grandes parties de l’actuelle UE. Le système de gouvernement du XVIIIe siècle et du début du XIXe n’est-il pas qualifié de despotisme éclairé ? Quant à l’Allemagne de l’Ouest, ce sont les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale qui lui ont imposé un ordre démocratique. Comment accepter, à l’heure de la mondialisation, l’argument selon lequel l’UE serait trop étendue géographiquement et culturellement si la Turquie en faisait partie ? Dans un avenir très proche, l’Europe va entrer en concurrence avec une zone de libre-échange qui regroupe toute l’Amérique, du nord au sud, et avec une Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) coopérant étroitement avec la Chine - voire élargie à la Chine. En outre, la Turquie est un pays jeune, alors que l’on déplore généralement le vieillissement des sociétés de l’UE et son impact sur les systèmes de couverture sociale. Sous cet angle aussi, la Turquie serait un complément idéal à l’Union européenne. Le génocide des Arméniens, en 1915-1916, est un chapitre sombre. Mais que des Allemands en fassent un argument pour démontrer l’incompatibilité de la Turquie avec l’Europe laisse pantois. Le génocide dont ont à répondre les Allemands contre les Juifs d’Europe remonte moins loin dans le temps et est incomparable dans son ampleur. Néanmoins, l’Allemagne fait partie de l’UE. Certes, ce qui est différent, c’est la manière d’aborder l’Histoire. Mais ce travail de réflexion et de mémoire a aussi été largement imposé à l’Allemagne de l’extérieur, y compris pour l’indemnisation récente des travailleurs forcés. L’Europe induirait un effet semblable sur la Turquie. La question de l’émancipation des Kurdes semble en bonne voie de résolution par le biais de l’autonomie culturelle, alors même qu’un règlement du séparatisme corse ou basque et des violences qui leur sont liées ne semble toujours pas en vue. Peut-être que l’Irlande du Nord permet de nourrir quelque espoir ou, plus encore, une solution inspirée du Tyrol du Sud [le Haut-Adige depuis 1919]. On voit bien, par ces exemples, comment l’intégration européenne permet aussi de désamorcer ce genre de conflits. Ce serait une catastrophe, une faillite historique, que de refuser l’intégration au pays du monde islamique qui aspire le plus et depuis si longtemps à un rapprochement avec l’Occident. La Turquie remplit globalement mieux les critères de Copenhague définis en 1993 que certains pays des Balkans auxquels une perspective d’adhésion a été proposée. Au cours des processus d’intégration, l’Europe a déjà plusieurs fois accueilli des pays qui, contrairement à la Turquie, n’avaient aucune tradition démocratique vivante : la république fédérale d’Allemagne, l’Espagne, le Portugal et la Grèce. A chaque fois, il s’est avéré que l’ancrage européen stabilisait durablement les jeunes démocraties inexpérimentées. De même, on a pu constater que la population de ces pays, partiellement pauvres au moment de l’adhésion, n’avait pas envahi massivement l’Europe. Au contraire, parce que le niveau de vie promettait de s’élever, on a même parfois assisté à des flux inverses de retour au pays. Si l’Union européenne veut, en plus d’une communauté économique, être aussi une communauté de valeurs, cela implique le respect des traités conclus officiellement et ratifiés. De ce point de vue, on ne pourra faire abstraction du fait que la perspective d’adhésion de la Turquie a été ouverte dès 1963, avec le traité d’association conclu à l’époque avec la Communauté économique européenne (CEE). Cette perspective a été plusieurs fois renouvelée pendant la guerre froide et a conduit, le 14 avril 1987, à la demande d’adhésion de la Turquie. En décembre 1999, la Turquie a obtenu le statut de candidat lors du sommet d’Helsinki. Et, en décembre 2004, les chefs d’Etat et de gouvernement vont décider s’ils ouvrent des négociations d’adhésion avec la Turquie. L’Europe doit-elle se désavouer elle-même ? Il se peut que les Etats-Unis poussent l’Union européenne à inclure la Turquie en son sein pour s’assurer les ressources naturelles du Caucase. Mais cela n’est-il pas aussi dans notre intérêt ? L’Europe et l’histoire de l’Europe ont été et sont toujours une construction. L’histoire des nations et l’histoire de l’Europe constituent une mine de potentialités. On ne cesse d’en assembler de manière différente les diverses facettes, pour offrir aux individus des repères d’identification. De nos jours, nous ne commémorons plus les batailles de Leipzig ou de Sedan, mais la signature du traité de Rome. Le choix des références au passé en tant qu’éléments de notre identité répond presque toujours à des motivations politiques. L’ancien ministre des Affaires étrangères français Jean-François Poncet a dit un jour qu’il n’y avait « aucune raison historique, géographique ou culturelle qui s’impose » pour définir clairement les frontières de l’Union européenne. L’Histoire ne nous enlève pas nos prérogatives : la décision politique nous appartient.
Wolfgang Burgdorf [1]
Frankfurter Allgemeine Zeitung
Aux portes de l’Union
1959 La Turquie demande pour la première fois son intégration dans la Communauté économique européenne (CEE). SEPTEMBRE 1963 L’« accord d’Ankara » prévoit une union douanière en trois phases avec la CEE et promet, à terme, l’intégration de la Turquie. 1987 Ankara entame la procédure d’adhésion officielle. La Commission européenne valide cette demande en décembre 1989 et le Conseil européen, en février 1990. 1995 La Turquie achève la mise en place de l’union douanière avec l’UE. DÉCEMBRE 1999 A Helsinki, le Conseil européen donne à la Turquie le statut de pays candidat. 2001 Le Parlement turc amende trente-quatre articles de la Constitution. Un nouveau Code civil est adopté en janvier 2002. DÉCEMBRE 2004 Le Conseil européen décidera d’ouvrir ou non les négociations en vue de l’adhésion de la Turquie.