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Quelle Turquie pour quelle Europe ?

dimanche 4 décembre 2005, par Claus Leggewie

Le matin.ma

« Une tempête dans une tasse de thé » ! C’est la meilleure description de la récente querelle au sujet des négociations sur l’admission de la Turquie dans l’Union européenne. Les élections allemandes se sont en partie jouées là-dessus, la chancelière Angela Merkel ayant inclus dans son programme une proposition de « partenariat privilégié » avec la Turquie en lieu et place d’une adhésion à l’UE. L’attitude du gouvernement autrichien, motivé sans doute autant par les prochaines élections que par des considérations de politique étrangère, a failli mettre en danger la tenue même de ces négociations.

Mais la politique étrangère allemande a toujours été marquée par la continuité et le nouveau ministre des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, ancien directeur de cabinet du chancelier Gerhard Schröder, est un défenseur convaincu de l’adhésion de la Turquie. Il est donc improbable que sur ce point la « grande coalition » formée par la CDU et le SPD se démarque de la position de la coalition « Rouge-Ver » du précédent gouvernement.

Après bien du brouhaha, les chamailleries intra-européennes se sont apaisées. L’Autriche a abandonné elle aussi son opposition à l’ouverture des négociations sur l’adhésion de la Turquie en échange de la promesse de l’adhésion de la Croatie. Alors que Tony Blair occupe la présidence du Conseil des ministres de l’UE, les Britanniques ont pour le moment obtenu ce qu’ils voulaient.

Et telle une « Puissance européenne », l’Amérique, très favorable à l’adhésion de la Turquie, est une fois de plus parvenue à ses fins. Avec Ankara, les négociations sur l’adhésion sont maintenant une réalité.

Mais une grande partie du débat s’est focalisée sur de faux problèmes. Y a-t-il compatibilité entre la Turquie et l’Europe du point de vue culturel ? L’Europe, qui dans un certain sens est chrétienne, peut-elle assimiler 100 millions de musulmans ? Le véritable problème - les Turcs eux-mêmes ne le contestent pas - est que la Turquie n’est pas prête sur le plan économique et, surtout, que sa démocratie est encore insuffisamment développée pour une adhésion à l’UE pleine et entière.

En dépit de progrès substantiels, la démocratisation n’en est qu’à ses débuts. Les droits de l’homme et les droits civils ne répondent pas encore aux normes européennes. Les minorités ethniques et religieuses ne sont reconnues que sur le papier, le génocide arménien n’est avoué que du bout des lèvres tandis que le contrôle du pouvoir civil sur l’armée reste insuffisant.

Les Occidentaux réticents à l’égard de l’adhésion turque sont mal à l’aise pour énumérer cette longue liste d’insuffisances face à leurs interlocuteurs turcs pro-européens. Ces derniers partagent eux-mêmes ces critiques, mais ils espèrent que la perspective de l’adhésion va accélérer le rythme des réformes.

En revanche, les nationalistes turcs considèrent l’entrée de la Turquie dans l’Europe comme la reconnaissance de la puissance de leur pays et prennent toute critique comme une violation de l’honneur collectif des Turcs.

Si les négociations sur l’entrée de la Turquie dans l’UE avaient été ajournées ou annulées, les Turcs pro-européens auraient été victimes d’une réaction nationaliste. L’engouement à sens unique de la Turquie pour l’Europe peut encore se transformer en aversion, le fondamentalisme islamique et le « nationalisme grand-turc » incarnant l’autre option, tournée vers l’Orient.

Les partisans d’une entrée conditionnelle sont donc soumis à une très forte pression, et c’est un euphémisme, alors que le pouvoir organise des provocations. A titre d’exemple, le récent procès contre Orhan Pamuk, un écrivain réputé, pour avoir dénigré publiquement l’identité turque : il a osé contester la version officielle du génocide arménien.

Etant donné la confusion sur ce que devrait être la Turquie pour entrer dans l’UE, le débat sur son adhésion tourne autour de généralités sans grande importance, à l’image de ce qui s’est passé récemment en France et en Hollande à l’occasion des référendums sur la Constitution européenne. En fait, toute cette confusion autour de l’adhésion de la Turquie traduit l’ambivalence de l’Europe à l’égard de sa propre image. Il est incontestable que la Turquie diffère de l’Europe sur le plan politique et culturel, notamment quant à l’importance de la société civile, l’égalité des sexes et la place de la religion dans la vie publique.

Mais la vraie question est celle-ci : quelle Europe les Européens veulent-ils ?
« L’approfondissement » et « l’élargissement » de l’intégration européenne sont à première vue opposés. L’Autriche ne veut pas de nouveaux membres - à l’exception de la Croatie - mais veut approfondir l’unité politique et culturelle de l’UE. Beaucoup parmi les « vieux » européens, dont l’Allemagne depuis la démission de Shröder et la France avec un président Chirac affaibli, adoptent la même position. La Grande-Bretagne, qui mène la « nouvelle » Europe, ne veut ni d’une Constitution européenne, ni d’un exécutif renforcé à Bruxelles, ni d’un Parlement européen plus fort, ni de l’euro.

Comme beaucoup de nouveaux membres, la Grande-Bretagne préfère une Europe des nations dotée de structures peu contraignantes : pour l’essentiel une zone de libre-échange avec des frontières ouvertes à sa périphérie et avec une coordination stratégique pour former, à égalité avec les Etats-Unis, un quasi empire en termes géopolitiques.

La différence fondamentale entre les deux modèles est qu’une Union de ce type serait attirante pour toutes sortes de pays, qu’il s’agisse de la Géorgie, de l’Ukraine et des autres Etats issus de l’ex-URSS, ou bien même des pays d’Afrique du Nord comme le Maroc.

Par contre, une Europe « approfondie », avec une identité politique marquée, une protection sociale développée et de plus en plus homogène sur le plan culturel, serait davantage repliée sur elle-même et moins attirante pour ses voisins.

Paradoxe ! La Grande Bretagne est opposée à « l’approfondissement » européen mais c’est ce « partenariat privilégié » qui a la faveur de l’Autriche et d’Angela Merkel, que Londres propose à la Turquie.
Ces deux points de vue rejettent l’idée de faire de la Turquie un pays vraiment « européen ».

La structure qui plairait aux Britanniques rappelle celle du Commonwealth. Mais il pourrait bien y avoir une « ruse de l’Histoire ».

Même si les Britanniques parviennent à améliorer les chances d’admission de la Turquie, la renégociation du traité de Nice, nécessaire si la Croatie est admise, devrait entraîner une meilleure intégration européenne. Au bout du compte, il pourrait y avoir à la fois approfondissement et élargissement de l’UE : ce qui ressemble aujourd’hui à la quadrature du cercle.

* enseigne les sciences politiques et il dirige le Centre pour les médias et l’interactivité à l’université de Giessen, en Allemagne.
Copyright : Project Syndicate/Institute for Human Sciences (IWM).
www.project-syndicate.org

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