Le choix d’un débat avec des jeunes.
Je veux parler à travers eux à tous les Français. Les jeunes sont peut-être plus que d’autres encore concernés par ce que nous allons faire avec la construction européenne. Je n’ai rien contre les débats d’initiés, mais ça n’était pas finalement très convaincant. Au nom de quoi pourrais-je choisir un porteur du non, alors que les non sont aussi divergents ?
L’utilité de la Constitution.
La France est porteuse de valeurs depuis les droits de l’homme, elle a une certaine vision du monde et des hommes. La France doit défendre ses intérêts, ses emplois, sa puissance. Dans le monde d’aujourd’hui, on voit à quel point les choses changent. D’une part, la mondialisation inquiète beaucoup de Françaises et de Français. Cette mondialisation, portée par un courant ultralibéral, qui se fait au profit des plus forts, ce qui pose des problèmes, notamment pour l’équilibre de l’avenir. Deuxièmement, le monde évolue vers de plus en plus de grandes puissances, actuelles, comme les Etats-Unis, ou qui émergent, comme la Chine, l’Inde, demain le Brésil et l’Amérique du Sud, la Russie, de grandes puissances qui tout naturellement ont la volonté d’imposer leur volonté. Ces puissances, nous ne lutterons pas contre elles individuellement. La France n’en a pas la possibilité.
Devant cette évolution, nous devons avoir une organisation. L’Europe doit être forte et organisée pour s’opposer à cette évolution. Il y avait deux solutions. La solution du laisser-aller, c’est-à-dire une solution conduisant à une Europe poussée par le courant ultralibéral, anglo-saxonne, atlantiste. Ce n’est pas celle que nous voulons. La deuxième voie, c’est une Europe humaniste, mais qui, pour imposer son humanisme, doit être organisée, forte. Il lui faut évidemment des règles. Ces règles, c’est la Constitution.
La logique libérale de la Constitution.
C’est une logique qui justement est non libérale. Elle ne conteste pas l’économie de marché. Mais, face à l’Europe économique, elle essaie d’instituer une Europe politique. Il y a un certain nombre de principes forts, qui sont dans la Constitution et qui doivent inspirer toutes les politiques, et c’est la première fois. Par exemple, l’égalité homme-femme.
La responsabilité de Jacques Chirac et du gouvernement Raffarin dans la montée du non.
Je veux bien admettre une responsabilité. Je ne peux pas être dans la fonction qui est la mienne et ne pas accepter de responsabilité. A propos de la politique du gouvernement, vous n’avez peut-être pas tort. La politique intérieure a ses règles, ses rythmes, ses exigences. Je ne les ignore pas et je les assume. Mais je ne souhaite pas mélanger cela, au moment où on va prendre une décision fondamentale, avec la politique quotidienne d’un pays européen.
Le recours au référendum.
Naturellement, la facilité aurait conduit à passer par la voie parlementaire, comme certains pays l’ont fait ou vont le faire. Chacun fait ce qu’il estime devoir faire ou ce que ses institutions lui permettent de faire. Pourquoi est-ce que j’ai souhaité faire un référendum ? D’abord pour une raison de fond : je pense que le référendum devrait petit à petit entrer dans les moeurs de la démocratie française et être un élément naturel de décision. Naturellement, il devient spontanément chez nous, et je le regrette, un plébiscite, alors que la question qui est posée n’est pas celle de savoir par qui on veut être gouverné dans les cinq ans qui viennent, mais est-ce qu’on veut une certaine organisation européenne pour défendre nos valeurs et nos intérêts. J’ai néanmoins pensé que l’enjeu était si grand qu’il n’était pas convenable de simplement ratifier par la voie parlementaire.
Les Français ont une habitude cela fait sans doute partie probablement de leur charme aussi qui consiste à souligner leurs difficultés ou leurs échecs. C’est très frappant quand on regarde les réactions des Américains, par exemple, qui, eux, soulignent toujours leurs succès. Or il n’y a pas lieu d’être honteux de l’Europe. L’Europe est aujourd’hui la première puissance économique du monde, la première puissance commerciale, la première puissance exportatrice, la première zone d’investissement. Elle est la première puissance pour l’aide aux pays pauvres. Elle est l’endroit où la durée de vie est la plus longue, où la mortalité infantile est la plus faible. Sur les 140 plus grosses entreprises du monde, 61 sont européennes. C’est la raison pour laquelle nous devons affirmer notre force, et non pas nous replier sur nos craintes. Pour reprendre une phrase désormais célèbre : « N’ayons pas peur. »
Les conséquences d’un succès du non.
Je ne veux pas faire de dramatisation. Il y a d’abord une première conséquence : la construction européenne s’arrête. On en reste au traité antérieur. L’argument selon lequel on pourrait renégocier n’est pas sérieux, tout simplement parce qu’on est 25, et que les 24 autres n’accepteront jamais de renégocier. Cela veut dire que la France sera considérablement affaiblie.
Le pouvoir de la Commission européenne.
Vous dites : « On est à la merci d’un commissaire européen. » Le précédent, sur lequel je ne porte pas de jugement, était, c’est le moins que l’on puisse en dire, pas très favorable à la politique agricole commune. Et cela a été pour la France et pour moi un combat permanent. D’où la nécessité d’avoir à un moment donné l’accord et l’appui de l’Allemagne, pour avoir un front suffisant. Si, demain, nous ne sommes plus dans le jeu, la grande majorité des pays européens vont nous dire : « Très bien, il n’y a plus de PAC. Dix milliards et demi d’euros ! Nous n’avons pas assez d’argent pour le développement, nous reprenons tout cela. » Et nous ne pourrons pas évidemment nous y opposer. Seule notre puissance politique, la puissance de la France, au sein de l’Europe, nous permet de défendre nos intérêts. Si, demain, nous avons voté non, quelle va être la puissance de la parole française ? Nous compterons peu : c’est ça la vérité.Vous aurez 24 pays qui voteront oui, d’une façon ou d’une autre, c’est la plus grande probabilité. Et puis, le mouton noir, qui aura tout bloqué.
La faute au libéralisme.
Evidemment, on peut exprimer de la nostalgie sur le temps des nationalisations, mais l’expérience prouve partout que l’économie de marché est la plus productrice de richesses. Simplement, elle doit être maîtrisée, humanisée. C’est vrai sur le plan intérieur, et elle l’est. Par exemple, il n’a jamais été question de mettre en cause les services publics. La Constitution le garantit, c’est une compétence nationale. C’est beaucoup plus vrai sur le plan international, où les dérives sont sérieuses. C’est la raison pour laquelle je vous le dis, et je vous le répète : nous sommes à la croisée de chemins. D’un côté, le courant ultralibéral international, et de l’autre un courant organisé et humaniste. C’est celui-là que nous voulons défendre. Ce que reprochent nos partenaires anglo-saxons, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Europe, c’est précisément que cette Constitution est trop interventionniste, trop humaniste.
La crainte d’un nivellement par le bas.
Il y a quelque chose qui n’est pas naturel, notamment chez les jeunes, c’est ce sentiment de crainte. N’ayez pas peur, je vous le disais, vous n’avez aucune raison d’avoir peur ! S’agissant des services publics, en particulier dans la santé, tous les textes de la Constitution précisent qu’ils sont de compétence nationale. La santé en France restera régie par la loi française. Le système français restera ce qu’il est. La Constitution vous donne la garantie que vous avez là un secteur de compétence nationale, et non pas européenne. La santé est et reste, c’est dans la Constitution, de compétence nationale.
La polémique sur la directive Bolkestein
Un commissaire, M. Bolkestein, a proposé une directive qui, à l’évidence, n’était pas acceptable pour nous. Tout simplement parce que, contrairement à tout ce qui est l’ambition de la Constitution, on risquait de tirer un certain nombre de gens vers le bas. Au Conseil européen, j’ai dit clairement : « La France ne l’acceptera pas. » La France ayant encore aujourd’hui un poids suffisant, il a été décidé que cette directive serait entièrement remise à plat. D’ailleurs, j’observe que les nouvelles propositions qui sont faites sont, elles, tout à fait acceptables et raisonnables.
L’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.
Est-ce que la Turquie est européenne ou pas ? Ce n’est pas un problème. Est-ce qu’être musulman pose une difficulté dans un système laïc ? Ce n’est pas un problème. Ce qui est un problème, c’est qu’aujourd’hui les valeurs, les traditions, les modes de vie, le mode de fonctionnement de la Turquie sont incompatibles avec les valeurs de l’Europe. Il ne s’agit pas de rejeter les Turcs. Nous leur disons : il vous appartient de faire les efforts nécessaires pour devenir totalement européens. Vouloir mélanger ce problème avec la Constitution est ou de mauvaise foi, ou d’une grande légèreté de réflexion. De toute façon, j’ai fait modifier la Constitution : la Turquie ne pourra pas rentrer s’il n’y a pas un vote des Français par voie de référendum.
La politique étrangère.
Il n’a jamais été prévu que chacun des pays renonce à sa propre diplomatie. Il a été prévu que l’on faisait ensemble un effort pour s’exprimer d’une même voix, chaque fois que c’est possible. Le ministre des affaires étrangères -de l’Union- aura pour tâche essentielle de mettre en commun les sentiments des 25 pays de l’Union, et à partir de là de défendre un point de vue avec toute la force que confère l’Union. C’est un progrès, pas une solution à tout. Cela n’empêchera pas la France de s’opposer à toute action militaire qui ne serait pas justifiée par la défense de ses intérêts ou de ses valeurs.
L’enjeu du référendum.
J’ai l’ambition que cette Constitution soit adoptée. Si la France ne la votait pas, elle cesserait, du moins pendant un certain temps, d’exister politiquement au sein de cette Europe. C’est cela qui m’inquiète. Ceci se fonde non pas sur des arguments réels, mais sur des humeurs, ou sur un pessimisme qui n’a pas lieu d’être. Nous avons depuis deux ans et demi le taux de croissance le plus fort de l’ensemble de l’Union européenne, et nous sommes aussi ceux qui se plaignent le plus fort. Je reconnais que nous avons de graves problèmes d’exclusion, de chômage, notamment des jeunes. Mais il est évident qu’en affaiblissant la France on ne va pas régler nos problèmes. On ne fera que les empirer. Tout ceci me paraît étonnant, et ce qui me fait encore plus de peine, c’est le pessimisme. Nous avons une jeunesse, un peuple, qui a lieu, malgré toutes ses difficultés, d’être fier d’être français, l’ambition d’être un conducteur, et qui risque de se mettre à la remorque. Je ne le comprends pas, et cela me fait de la peine.
Pas de démission si le non l’emporte
En réponse à une question de Patrick Poivre d’Arvor lui demandant s’il quitterait le pouvoir en cas de victoire du non, M. Chirac a répondu sans un instant d’hésitation : « Non ! Je crois qu’une grande démocratie doit utiliser le référendum comme un moyen d’expression. En France, on a du mal à le faire. Le général de Gaulle avait compris qu’il fallait introduire le référendum. Hélas, il l’a un peu transformé en plébiscite. C’est notre tendance naturelle, mais ce n’est pas du tout démocratique. La question est sur l’Europe : voulez-vous une Europe organisée, qui permette de compter demain, où la France continuerait dans bien des domaines à avoir un rôle essentiel, ou voulez-vous une Europe que l’on laisse dans l’état où elle est, pas désastreux, mais incapable de faire face à l’organisation qu’implique la défense de nos valeurs et de nos intérêts, aujourd’hui, dans le monde, face aux grande puissances ? Ce n’est pas la question de savoir qui va gouverner demain. »