Nous publions cet article avec beaucoup de retard. Comment avait-il pu nous échapper ! Comme nous ne pouvons vous priver du plaisir de le lire, nous vous l’offrons aujourd’hui. Monsieur le Vicomte mérite bien cet égard particulier de notre part ! (Reynald Beaufort)
Nul n’en disconvient, la démocratie suppose la nécessité des débats. Mesure-t-on les souffrances humaines qu’ils peuvent susciter ?
J’y pensais cette semaine en suivant d’une paupière lasse les cavalcades de M. Villiers sur son nouveau dada, la lutte contre la candidature turque à l’Union européenne et son célèbre cheval de Troie, Chirac. Franchement, cela fait peur. Je ne parle pas de la thèse elle-même, elle est vite vue. On la trouvera résumée dans un livre que le Vendéen vient de sortir. Il s’appelle « les Turqueries du grand mamamouchi ».
Pour que tout le monde en saisisse la désopilante finesse, on voit sur la couverture M. Chirac vêtu d’un cafetan et couvert d’un turban. Probablement l’auteur, qui est un comique, aurait adoré ajouter Bernadette voilée mais s’est retenu : une Bernadette en voile aurait déconcerté le lectorat, les gens auraient pensé qu’on se moquait de la petite paysanne de Lourdes. Je ne vous dirai pas que j’ai lu l’ouvrage jusqu’au bout, il est un peu répétitif. Si vous voulez, pour comprendre en gros ce qu’est la Turquie vue par M. Villiers, il faut essayer de vous souvenir de ce qu’il disait de l’horreur de la France au temps de la barbarie socialo-communiste : insécurité, viol, pillage, 35 heures, tout ça. Eh bien Istanbul, c’est pareil en pire. En pire ottoman, on l’aura compris. Le fond du raisonnement tient sur un indémodable de la pensée de la droite réactionnaire, le fixisme historique. L’Europe a de toute éternité été chrétienne et de toute éternité a lutté contre l’ignoble Ottoman, franchement, pourquoi est-ce que ça ne continuerait pas ? Vous voyez le principe. Lutter contre la Turquie pour M. Villiers, c’est comme porter un pantalon de velours avec des petits plis devant pour se rendre à dîner chez bonne-maman, c’est un truc qu’on fait pour une seule raison : on a toujours fait comme ça. L’idée qu’on puisse inventer une autre histoire que cette rivalité d’empires, comme il y eut une autre histoire avant, ne l’effleure pas, vous pensez bien que si l’Europe avait existé avant les croisades, Godefroy de Vendée en eût été le premier prévenu.
A part ça, le point positif, avec le fixisme historique, est qu’il évolue, contrairement à ce qu’on croit. On lit les pages turcophobes de M. Villiers, on suit ses arguments sur les civilisations inconciliables, l’ignominie de cet ennemi cruel, duplice, qui ne cherchera qu’à nous poignarder dans le dos, et bon sang ça y est, « vous n’aurreeeez ni Strasbourg ni Bruxelles ! », on le reconnaît, mot pour mot c’est le même : le boche ! Enfin le boche avec un turban à la place du casque à pointe, encore qu’ils ont peut-être le casque à pointe sous le turban, ces gens sont prêts à tout. Sauf que maintenant, puisque l’opinion publique outre-Rhin est également défavorable à Ankara, M. Villiers ne voit plus rien de mieux que l’Europe franco-allemande qu’il haïssait hier, vous voyez bien qu’il progresse.
Je badine, mais tout cela est servi dans une sauce souvent indigeste. Je glisse sur la parano islamophobe : page 59, on a quand même droit à la « pulsion secrète de la Turquie pour la coranisation universelle », le Turc, c’est l’homme au Coran entre les dents. Mais le style ! Et allons-y les turbans, les cruels janissaires, les pirates barbaresques, il passe ses pages à vouloir faire local, ça lui nuit. Au bout de dix lignes, on n’est plus dans un pamphlet réac, on est dans « Mon Turc en plumes », une opérette d’un sous-Francis Lopez dans le Châtelet des années 1960. J’exagère, tout le grand folklore n’y est pas. Dans ce que j’ai lu, je n’ai croisé ni les fourbes eunuques ni les kebabs frites, autre spécialité locale également risquée. Mais parfois, emporté par la fougue, l’auteur ajoute à son décor quelques perles qui scintillent. J’ai adoré page 29 l’allusion au « fellah d’Anatolie ». Fellah, rappelons-le, est un mot arabe désignant couramment les paysans du Nil. En coller un entre Ankara et Sivas revient un peu à glisser une Gretchen à la Tranche-sur-Mer pour faire typically vendéen.
Qu’importe le livre, disais-je, quand seul ce qu’il indique de son auteur me terrifie : de toute évidence, la Turquie pour M. Villiers n’est plus un pays, c’est une monomanie, et ça c’est terrible. Pas pour le débat - on s’en lassera vite -, ni pour nos amis turcs, qui s’en remettront, mais pour les proches. Vous avez lu dans les journaux ce qu’il a fait pour présenter ses vœux à la presse ? Une galette « représentant une ville turque surmontée d’une statuette représentant M. Chirac et M. Erdogan ». Vous imaginez ce que ça va être, la vie, pour l’entourage d’un type prêt à des trucs aussi tartes pour satisfaire son obsession. Tous les matins : « Vous voulez un croissant, Président. » Et lui : « Ha ! ha ! un croissant turc. » Tous les soirs, dans le bureau, à l’Assemblée : « J’ai une idée en tête, en tête de Turc ! » Et les collaborateurs, effondrés : pourvu qu’ils entrent vite, ces Turcs, on ne tiendra pas quinze ans.