Dans un entretien au « Monde », le premier ministre turc défend pied à pied la candidature d’Ankara à l’Union et s’inquiète des termes du débat en France. « Si l’Europe est un ensemble de valeurs politiques, alors la Turquie doit en faire partie », insiste-t-il.
Qu’attendez-vous de votre visite en France ? Etes-vous venu à paris pour tenter de convaincre une population française majoritairement hostile à l’adhésion de la turquie à l’union européenne ?
Nous avons, en effet, un peu de mal à comprendre le pourquoi de tous ces débats en cours en France sur le thème de la candidature turque à l’Union. De notre côté, nous sommes sereins. Pour nous, notre avenir européen n’est pas un sprint, mais plutôt une course de fond. Quand j’entends tout cela, je m’interroge. Aurait-on tout oublié ? Y compris le fait que nous partageons beaucoup de points communs et de liens avec la France, tant au niveau politique, culturel qu’économique ou commercial, voire militaire. La France n’est-elle pas l’un de nos principaux investisseurs ? Le processus que nous menons avec elle en vue de notre adhésion ne date pas d’hier. Tout au long de celui-ci, ce pays a toujours été là, nous apportant son soutien.
Il ne faut pas perdre de vue que la Turquie est un Etat de droit, social, démocratique et laïque, vivant en harmonie avec l’Europe tout en faisant partie du monde musulman. N’est-elle pas le meilleur atout de l’Europe pour qu’une forme de conciliation puisse se réaliser ? Si l’Union européenne n’est pas un club chrétien, si elle n’est pas une simple entité économique mais un ensemble de valeurs politiques, alors la Turquie doit en faire partie.
Comment expliquez-vous ce hiatus entre l’opinion française et ses gouvernants ? Y a-t-il eu un manque de pédagogie ?
Le 17 décembre, ce n’est pas l’adhésion de la Turquie qui sera sur la table mais la question du début du processus de négociations. Durant ce processus, la Turquie devra accomplir les tâches qui lui incombent, remplir les critères de Copenhague et aussi ceux de Maastricht. Ça n’est qu’après tout cela que l’adhésion sera vraiment à l’ordre du jour. Jusqu’à présent, nous avons fait des pas résolus pour voter toutes les lois d’harmonisation, nous entendons poursuivre dans cette voie. Je vous assure que nous allons garder la même détermination, le même sérieux, pour ce qui est de leur mise en application.
La Turquie a rempli les critères de Copenhague, dans le cadre des promesses écrites et des engagements écrits pris à son égard. Or, dans les relations entre Etats, le respect des engagements pris n’est pas une mince affaire. De notre côté, nous avons fait ce qui nous avait été demandé de faire, et même au-delà, puisque nous avons rempli une série de conditions que des pays, d’ores et déjà membres à part entière, n’ont pas remplies. Nous avons fait notre devoir. Maintenant c’est au tour des pays membres de faire le leur.
Le 17 décembre sera un test pour l’Union européenne. Elle peut le réussir, ou non. Dans la seconde hypothèse, nous changerons le nom des critères de Copenhague pour les rebaptiser « critères d’Ankara » et nous poursuivrons notre chemin. Ce que nous visons avant tout, c’est de construire un monde où c’est la paix qui sera globalisée. Nous devons le faire tous ensemble, entre gens de différentes croyances, convictions, et de divers horizons. Oui, j’ai du mal à comprendre pourquoi le peuple français a peur de la Turquie. Le monde d’aujourd’hui ne connaît pratiquement plus de murs. Plus les murs s’écroulent, plus une chose devient évidente : il est impossible de concilier démocratie et repli sur soi.
Les critères de Copenhague ont fait l’objet de nombreuses lois mais toutes ne sont pas appliquées.
Appliquer les lois d’harmonisation du jour au lendemain n’a jamais été fait par aucun pays. Pour les mettre en œuvre, c’est certain, il faudra un changement des mentalités. Cela prendra du temps mais c’est ce que prévoit le processus de négociations. Vous souvenez-vous du processus d’intégration de la Grande-Bretagne ? Il a duré onze ans et demi ! De plus, ce pays a essuyé par deux fois un veto. Prenez l’Espagne ! Combien de temps ? Sept ans et demi. Et le Portugal ? Huit ans et demi ! Nous savons bien que, pour nous non plus, le processus ne sera pas rapide ! Je vous rassure, nous avons tout de même commencé à mettre en œuvre ces réformes, nous continuerons à le faire.
La Turquie est désormais tout à fait prête à passer le cap. L’ensemble de la classe politique, tant la majorité que l’opposition, est pour. Notre approche est sincère, mais nous devons pouvoir trouver la même sincérité chez nos interlocuteurs européens.
L’OCDE cite trois lacunes qui risquent de peser sur l’avenir économique du pays : le manque de confiance en la stabilité politique et économique du pays, la corruption et le poids du secteur informel dans l’économie. Partagez-vous cette analyse ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord, surtout à propos du manque de confiance envers la stabilité. Le pouvoir en place en Turquie est extrêmement solide. Cela favorise la confiance et la stabilité sur la scène intérieure et extérieure. La hausse des investissements étrangers et intérieurs - 20 milliards de dollars ces derniers six mois, un record dans l’histoire de la République ! - en est la preuve. Et la maîtrise de l’inflation, descendue en dessous des 10 % aujourd’hui contre 34 % avant le 3 avril 2002 ? Et notre taux de croissance ? Nous prévoyons 10 % pour 2004, ce qui nous place en tête des pays membres de l’OCDE.
La corruption ? Nous sommes précisément en train de mener une lutte formidable contre ce phénomène. Tous ces réseaux sont en voie d’effondrement. Toutes les institutions mêlées à ce genre de pratique par le passé sont en ce moment passées au crible. Et cela est possible uniquement parce que nous avons adopté des lois pour cela.
Dans sa recommandation du 6 octobre, la Commission européenne prévient que le processus de négociations ne débouchera pas forcément sur l’adhésion et précise qu’il peut être interrompu à tout moment. Que pensez-vous de ces réserves ?
Jusqu’à maintenant, aucun pays ne s’est vu octroyer un processus de négociations dont l’objectif reste dans le vague. Si les négociations peuvent durer longtemps, elles ont forcément une date d’aboutissement. Pourquoi négocierions-nous sinon ? Cette assurance a déjà été donnée à la Turquie. Nul n’a le droit de transformer cela en une sorte de sac à malice dont on peut sortir n’importe quoi. Nous ne demandons aucun privilège. Nous avons simplement à l’esprit tout ce que la Turquie est à même d’apporter à la famille européenne. Il s’agit d’une rencontre des civilisations. Nous en avons tous besoin. Nul n’a intérêt à ce que l’humanité devienne la victime ou l’otage du terrorisme. Or cette lutte, nous devons la mener ensemble. C’est à ce prix que nous réussirons.