Alors que les discussions sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne monopolisent le débat public dans la presse européenne, la préparation d’adhésion des pays des Balkans occidentaux ne fait pas de bruit. L’adhésion de la Croatie, annoncée pour 2008, rapprochera-t-elle de la famille européenne les pays de la « troisième vague », à savoir l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine et la Serbie-Monténégro ? Ou bien, ces pays attendront-ils le train qui partira d’Ankara dans dix ou quinze ans ?
« Aujourd’hui, on se dirige à grands pas vers l’Europe. Maintenant, nous devons faire preuve d’unité, de consensus national, afin de remplir nos objectifs », a déclaré le 16 janvier 2005 le président croate Stipe Mesic, gagnant du deuxième tour du scrutin présidentiel. Porté au pouvoir la première fois en 2000, M. Mesic avait placé « l’ouverture vers le monde occidental » en tête de ses priorités présidentielles. La réélection de ce proeuropéen vient couronner quatre années de réformes réussies dans le domaine de la politique et de l’économie qui ont conduit la Croatie à la porte de la famille européenne.
Cette volonté franche a poussé les décideurs européens à fixer le début des pourparlers avec cette ancienne république yougoslave pour mars 2005, et d’envisager une possible intégration en 2008. Certains évoquent même 2007, l’année de l’intégration de la Bulgarie et de la Roumanie. Le président Mesic, lui, reste plus prudent. « Vers la fin de mon nouveau mandat (N.D.L.R. : 2010), la Croatie sera certainement reconnue en tant que membre de l’UE », a-t-il assuré. De nombreux efforts restent à fournir ; tout d’abord une amélioration des relations entre son pays et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), basé à La Haye.
Première étape pour le territoire balkanique : aide européenne à la stabilisation
Malgré les pronostics de nombreux spécialistes de la région, selon lesquels la Croatie devait partager le sort commun des pays des Balkans occidentaux, qui sont restés derrière la frontière européenne après l’intégration de la Slovénie, en mai 2004, le « wagon » croate se détache lui aussi. Mais un élargissement à tout le territoire balkanique n’a jamais été contesté dans son principe. Il apparaît nécessaire pour stabiliser définitivement cette région ravagée par cinq ans d’épuration ethnique.
Certes, les autres pays balkaniques sont encore loin de répondre aux critères européens. Afin de préparer leur entrée, l’Union européenne a mis en place un « processus de stabilisation et d’association » (ASA). Il s’agit d’une assistance technique pour les réformes jugées indispensables à l’adhésion et d’un important support financier. Ainsi, Zagreb, capitale de la Croatie, peut espérer une aide européenne de préadhésion avoisinant les 240 millions d’euros pour la période 2005-2006. Cet accord a déjà été conclu avec la Macédoine. Cette démarche lui a permis de déposer, en mars 2004, sa candidature d’adhésion à l’Union européenne. Alors que l’Albanie pourrait commencer à bénéficier assez rapidement du programme ASA, on en est toujours aux études de faisabilité avec la Serbie-Monténégro et la Bosnie-Herzégovine. Les deux pays payent un très lourd tribut à cause de leurs refus de coopérer avec le Tribunal de La Haye.
Si les mauvaises relations avec le TPIY restent la plus grande épreuve pour la Serbie-Monténégro sur sa voie européenne, son voisin, la Bosnie-Herzégovine, souffre aussi des divisions interethniques qui, dix ans après le conflit, marquent profondément les esprits de ses habitants. Depuis décembre 2004, ce pays connaît probablement la plus grave crise politique depuis la signature des accords de Dayton, en décembre 1995. Confronté à l’opposition des responsables serbes à faire accepter dans le pays les réformes imposées par l’Europe, le représentant britannique de la communauté internationale, Paddy Ashdown, vient d’annoncer un nouveau train de sanctions. En réponse, les ministres serbes du gouvernement central de Bosnie-Herzégovine ont collectivement démissionné.
La décision de M. Ashdown a même ressuscité des menaces de sécession de l’entité serbe de la fédération de Bosnie-Herzégovine. Le président de l’entité serbe, Dragan Cavic, a promis un référendum sur l’indépendance si la communauté internationale portait « atteinte à l’existence » de la république serbe de Bosnie. L’idée de la création d’un ministère de la Défense et de l’Intérieur au niveau du gouvernement central à Sarajevo est particulièrement mal vécue du côté serbe. Par ailleurs, l’Otan a refusé en décembre l’adhésion de la Bosnie-Herzégovine au programme du partenariat pour la paix, antichambre de l’Otan. Ce rejet est imputable au manque de coopération des autorités serbes avec le TPIY.
Quelle politique européenne pour la « troisième vague » d’adhésion ?
L’Albanie, elle, était bien partie sur sa voie européenne. Un rapport de la Commission européenne avait fait état, en 2001, de nombreux progrès de ce pays. La démocratisation de la société, le meilleur fonctionnement des institutions publiques et les réformes économiques ont notamment été soulignés. Mais l’espoir des Albanais d’une intégration rapide a connu en septembre 2004 un énième revers. Le gouvernement néerlandais qui présidait l’UE avait qualifié les réformes entreprises par l’Albanie de « largement insuffisantes ». Il a noté que « le trafic de drogue et d’êtres humains restaient un problème fort préoccupant ». « L’Albanie a glissé du communisme dans les mains de certaines forces économiques obscures, soit l’économie informelle, pour ne pas dire une économie criminelle », a récemment déclaré Lutz Salzmann, l’ambassadeur de l’Union européenne à Tirana, à la radio Deutsche Welle. M. Salzmann a même estimé qu’il faudrait à l’Albanie « au moins 15 ans » avant de pouvoir devenir membre de l’UE. Reste à suivre le déroulement des élections législatives qui auront lieu dans ce pays en juin 2005. Vu de l’Union, ce scrutin représente « un test pour l’intégration ». En attendant de connaître la date d’une éventuelle « troisième vague » d’intégration, les pays balkaniques peuvent s’interroger aussi sur les vraies attentions de l’Europe.
L’une des réponses est probablement celle de Christophe Châtelot, journaliste du Monde et spécialiste de la région. Dans un débat organisé par le site Internet Courrier des Balkans, il a évoqué « l’ambiguïté » du discours que Bruxelles tient vis-à-vis de ses pays candidats. « La politique de l’Union européenne en direction de ce troisième groupe de pays se caractérise par l’absence de politique extérieure conséquente », a-t-il souligné.
Dans l’Europe, mais sans les criminels de guerre
L’approche de la date du début des négociations avec la Croatie a davantage animé les procureurs au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Ils continuent à rappeler régulièrement à la Croatie son obligation d’arrêter les coupables des crimes de guerre. Parmi eux, le général Ante Gotovina, inculpé en 2001, reste « introuvable ». L’Europe ne semble pas être muette. Le message est entendu et l’ouverture des négociations est conditionnée par le « transfert » du général.
Le commissaire européen à l’Élargissement, Olli Rehn, a récemment réitéré les exigences de Bruxelles. « Si ce n’est pas le cas, nous ne serons pas à même alors d’entamer les négociations le 17 mars 2005, ce qui constituerait une énorme déception pour tout le monde », a-t-il affirmé à la mi-janvier. « Nous ne cessons pas de chercher M. Gotovina. Notre position est claire : il doit comparaître devant le TPIY », lui a répondu le 20 janvier Vesna Skare-Ozbolt, la ministre croate de la Justice. « La Croatie est un petit pays et selon nos informations, Gotovina n’est pas ici », a-t-elle assuré. Une déclaration qui revient régulièrement lorsque le TPIY accuse les responsables politiques des ex-républiques yougoslaves de manque de volonté à arrêter ses criminels de guerre. Vojislav Kostunica, Premier ministre de la Serbie-Monténégro, avait même déclaré (lorsqu’il était le président de la Yougoslavie) que le TPIY était le « cadet de ses soucis ». « À la différence de la Croatie, où la droite a compris que la coopération avec le TPIY était la condition de l’intégration européenne, la Serbie a vécu une involution », estime Zarko Korac, l’ancien Vice-Premier ministre de la Serbie dans le gouvernement de Zoran Djindjic.
Alors que la Serbie-Monténégro est l’otage de sa propre politique envers le Tribunal, la situation en Bosnie-Herzégovine s’avère plus compliquée. L’impossibilité des avancées de ce pays, placé sous le protectorat de la communauté internationale, est directement liée au refus de la république serbe de Bosnie d’arrêter les principaux inculpés du TPIY ; à savoir, Radovan Karadzic, l’ex-responsable politique des Serbes de Bosnie et son chef militaire Ratko Mladic. Les 7 000 soldats étrangers, qui depuis décembre 2004 assistent sous le drapeau européen à la stabilisation du pays, ne sont pas garants de leur arrestation.