Lors d’une conversation à Bruxelles avant son élection à la Présidence de la République, Nicolas Sarkozy avait affiché un manque de connaissance sur la Turquie et le peuple turc. Depuis lors, contrairement aux autres pays européens et en violation des engagements légaux, la France remet en question l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
Les analyses des institutions européennes sont sans équivoque sur la valeur ajoutée primordiale que la Turquie apportera à la puissance de l’Union européenne pour que celle-ci puisse mieux faire face aux défis globaux du 21e siècle. La Turquie ne va pas venir en Europe. C’est l’Europe, c’est la zone d’influence du droit, des valeurs, des politiques, de l’économie et de la sécurité de l’Union européenne qui s’élargira vers la Turquie. Quand ? Quand la Turquie sera prête avec ses valeurs, politiques, législations communes et son développement économique et social. Entre-temps l’Europe aussi va changer.
Les efforts de la France de bloquer le chemin de la Turquie vers l’adhésion sont incompréhensibles. Ils nuissent à sa crédibilité internationale et à ses intérêts en Turquie. Pas seulement l’image de la France en Turquie était remarquablement positive, mais aussi grâce aux relations économiques intenses entre les deux pays, la croissance économique de la Turquie contribue nettement à la création des emplois en France. Au de-là de tout, l’hostilité d’un pays démocratique envers un autre contredit l’idéalisme et valeurs européens.
Il est donc difficile de comprendre l’attitude destructive de la France envers le progrès de la Turquie et l’avenir européen du peuple turc. Mais il faut essayer de mieux connaître la France. C’est un grand pays avec ses propres contradictions comme tous les pays de notre planéte.
Diversité de la France
La France se voit comme continent dans un continent. En Europe, la France est un monde à elle seule. Elle est Nord et Méditerranée en même temps. Elle est un pays industrialisé et un pays agricole. Elle est catholique et ultra laïque. Elle est partisane de solidarité sociale, d’égalité, de protection de l’environnement tout en étant aussi mondialiste libérale.
D’une part, elle est belliqueuse, tel le coq dont elle a fait son symbole. Des manifestations violentes qui déferlent dans les rues au moindre signe de mésentente, des affrontements virulents retransmis dans des émissions télévisées, des débordements collectifs persiflés dans des bandes dessinées comme Astérix ainsi qu’au cinéma,...
D’autre part le contrat social devenu une doctrine avec Jean Jacques Rousseau et Montesquieu ainsi qu’une tradition constitutionnelle bien ancrée. Une culture de société moderne enrichie par le rationalisme de Descartes, l’humanisme de Jaurès, l’existentialisme de Sartre et l’idéalisme pourvu de bon sens d’Aron...
Durant la deuxième guerre mondiale, la plus forte résistance civile au régime nazie mais aussi la collaboration la plus profonde avec ce dernier a élu domicile en France. Les appels au combat contre l’occupation lancés par le Général De Gaule à l’autre rive de la Manche alors même qu’il s’était réfugié en Angleterre, furent la source de moral la plus importante pour le mouvement de résistance clandestin. Au même moment, Maréchale Pétain, le héros de la première Guerre Mondiale collabora avec les nazies. Son gouvernement installé à Vichy souilla des taches les plus sombres l’histoire de la France, allant de la pression exercée sur son propre peuple, à la contribution au génocide des juifs.
La France est un ancien empire colonial. En même temps, elle est aujourd’hui le leader naturel de la francophonie constituée autour de la langue française par cinquante cinq pays d’Afrique, d’Amériques, du Pacifique et de l’Extrême Orient, dont la plupart sont d’anciennes colonies. Au vingtième siècle, la France résista dans un premier temps aux vagues de décolonisation, pour ensuite préférer une attitude protectionniste. Cependant, elle a vécu de grandes difficultés en Algérie, pays représenté à l’Assemblée Nationale de Paris comme un territoire français. Ce fut De Gaule qui, réussissant par la même occasion son retour à la politique, extirpa la France du marasme de massacres dans lequel elle s’était enlisée. En contrepartie, l’ordre constitutionnel fut renouvelé, la France adopta le système semi-présidentiel et De Gaule se vit attribuer le poste de Président de la République, doté de compétences proches d’un monarque.
La France fond la tradition impériale et le républicanisme dans un même creuset. Même si, après l’effondrement de l’Empire romain, il y eut maints projets impériaux en Europe occidentale et centrale, la tentative de plus grande envergure réalisée dans un passé proche, fut celle de Napoléon, ayant marqué de son sceau l’histoire européenne. Dans tous les domaines de l’art, dans l’architecture et dans l’esthétique urbaine, les traits de l’empire sont restés vivants en France.
Il en va de même pour les valeurs et les formes populaires, égalitaires, laïques et anti-aristocratiques s’identifiant au républicanisme. Ainsi les boulevards, bâtiments et monuments symbolisant la structure urbaine de Paris portent en eux les traces de diverses structures de pouvoir, de Louis XIV à Mitterrand et de Napoléon III à De Gaule. Quant au discours politique, il suffit d’invoquer “les valeurs de la République” pour que tout s’arrête. Avec ses châteaux, ses palais et l’importance qu’elle accorde à l’opulence aristocratique dans la vie quotidienne, la France ne tolère aucune critique envers son républicanisme.
L’évolution du jacobinisme
La France est considérée comme la terre sainte du concept de centralisme politique et administratif. Elle inspira les fondements de l’Etat moderne dans beaucoup de pays, y compris la Turquie. En Europe, à l’époque des seigneurs féodaux, le passage le plus efficace à la souveraineté d’un roi puissant au centre du pouvoir eut lieu en France. La France joua un rôle de précurseur dans le développement de beaucoup d’éléments d’Etat centraliste tels que le service militaire obligatoire, l’éducation nationale, la sécurité nationale, la carte d’identité, le préfet, l’administration fiscale, la banque centrale et les entreprises publiques...
Le Président de la République résidant au Palais de l’Elysée gouverne le pays en tant que “monarque élu”. Cependant lorsque la majorité au Parlement n’est pas de son parti et que, par conséquent, le Premier Ministre est le leader d’un courant politique opposé, le pouvoir du Président se voit restreint. Mais ce dernier peut tout de même faire obstruction au pouvoir législatif et exécutif, démettre de ses fonctions le gouvernement et dissoudre le parlement.
Cependant, d’un autre côté, la France traverse un processus profond de réformes en matière de gouvernement local. Certains ministères tels que le ministère de l’économie, des affaires étrangères et de l’éducation nationale sont devenus un centre de pouvoir important et se sont divisés en sous-ministères. Dans la structure administrative, les gouvernements et parlements locaux et surtout régionaux ont gagné extrêmement de pouvoir, tandis que les compétences de Paris se sont vues limitées. Par exemple les Basques, les Bretons et les Corses disposent de droits culturels. Les territoires d’outre-mer ont un statut particulier. Quant au statut constitutionnel particulier de la Corse qui reste un problème non encore résolu, il reste toujours d’actualité.
L’idéal d’une société ouverte
Depuis l’existence de l’homo sapiens, il y a un million d’années, maintes tribus, groupes ethniques et peuples ont traversé les territoires de France en y laissant un brassage culturel de Celtes, de Grecs de Phocée en Anatolie, d’Alamans, de Visigoths, de Francs, de Vandales, de Germains, de Vénètes, de Romains, d’Helvètes, de Juifs, de Teutons de Suèves,... Si bien que l’assemblée fondée par Jules César lors de l’organisation de la Province de Gaule sur les territoires qu’il avait conquis en 57 avant J.C. fut nommée “deux cent nations”.
Aujourd’hui, la France est un pays qui porte avec passion et simultanéité en son âme, l’anti-américanisme et l’admiration du rêve américain, l’allergie contre l’Angleterre et l’ouverture au charme anglo-saxon, la phobie des allemands et l’axe Paris-Berlin en Europe, ainsi qu’une attitude à la fois méprisante et fascinée envers les pays du Sud comme l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Le célèbre franco-centrisme, s’accompagne tant d’un complexe de supériorité que d’une curiosité impossible à refouler vis-à-vis des différences et des nouveautés. Le seul pays européen où des attaques sont organisées contre les McDonalds est aussi le lieu d’implantation choisi par Disneyland pour s’installer sur le continent.
Bien que les Français adoptent parfois des attitudes politiques faisant croire qu’ils se considèrent comme les seuls habitants de la planète, Paris reflète, à travers ses musées, galeries d’art et restaurants, une culture ouverte sur le monde. Leur confiance en eux se reflète avec la même intensité que leur autocritique dans leur culture quotidienne. Les satires de célèbres comédiens, les sujets de films populaires, mais aussi, lorsqu’on lit entre les lignes, les livres de grand public ; tous portent les traces de l’identité culturelle d’une société pouvant se tourner en dérision.
En France, le racisme s’est fait une place solide dans la politique, mais le mythe d’un pays d’immigration, ouverte à toute origine ethnique, est tout aussi fort. Dans ce pays, l’homme politique d’extrême droite, Le Pen, est parvenu à obtenir quelques 20% des suffrages. Les affiches de campagne électorale de Philippe de Viliers, soi disant moins extrémiste par rapport à Le Pen, ont pollué les rues de Paris : on y lisait “Non à la Turquie en Europe”. Les actions menées contre les juifs, les paroles hostiles aux noirs, aux arabes et de manière générale aux musulmans après le 11 septembre, ne sont toujours pas considérées comme une surprise.
De l’autre côté, à tous les niveaux de la société, dans la vie quotidienne et dans toutes les professions, hommes et femmes de toutes les origines ethniques connaissent une ascension sociale. Un jouer de football d’origine arabe peut-être un héros national. Dans le magasin de Champs-Élysées du Louis-Vitton, le symbole du luxe parisien, les œuvres d’un artist turc peuvent marquer le décor et un français avec des origines juives turques peut être élu Président de la République. Contrairement à ce qui fut le cas jusque très récemment en Allemagne, le droit du sang ne figure pas parmi les conditions d’acquisition de la nationalité française.
En fin de compte, la France porte naturellement en elle, comme tout pays développé de notre monde encore bien loin d’être parfait, des contradictions qu’elle n’a toujours pas surmontées. Les caractéristiques propres à la France peuvent parfois rendre ces contradictions encore plus profondes, visibles et désagréables. Comme elle est une puissance mondiale importante, ses contradictions peuvent produire plus de conséquences. C’est justement cette France là qui soutient le processus européen de la Turquie tout en y faisant obstacle. Ce comportement n’est nullement surprenant. L’Angleterre, l’Espagne, le Portugal et la Pologne s’étaient, eux aussi, vues confrontés à des attitudes similaires par le passé.
Dans quarante ans d’intégration graduelle avec l’Union européenne, l’appuie la plus forte à la Turquie est venu, la plupart du temps, de Paris. Rien qu’en 2004, une série de messages ouvertement formulés par le Président Jacques Chirac en faveur d’un soutien en témoigne (« Nous sommes tous des enfants de Byzance après tout »). La France a toujours considéré que c’était à la fois un intérêt national et européen de promouvoir l’intégration européenne de la Turquie.
L’image de la Turquie en France
Cependant, l’image de la Turquie est d’ores et déjà négative en France en raison de plusieurs facteurs.
Il y a bien des raisons à cette image sombre et trouble de la Turquie allant des rhétoriques qui marquent les livres d’histoire, des écrits pleins d’exagérations des anciens voyageurs sur les contrées ottomanes, des nouvelles et analyses médiatiques sur la Turquie, tantôt centrées sur des aspects négatifs, tantôt caricaturées, des graines de haine semées par une partie du lobby arménien, de l’assimilation de la Turquie aux pays arabes autrefois colonisés par la France, de l’adversité chronique de certains réfugiés politiques venant de Turquie, aux problèmes d’adaptation sociale de certains immigrés d’origine turque.
S’y ajoutent les craintes éprouvées quant à l’avenir institutionnel et financier de l’Union européenne. Beaucoup de français ignorent la capacité industrielle et technologique de la Turquie et son dynamisme de croissance dans les années à venir. De plus, on leur dit que la Turquie sera bientôt un pays de 100 millions d’habitants, alors que toutes les études concluent que la Turquie atteindra le seuil de 85 millions d’habitants en 2030, donc la taille de l’Allemagne, avant de connaître une décroissance démographique.
Bien sûr, le fait que la Turquie ne soit pas parvenue, pendant de longues années, à devenir un pays plus respectueux de la démocratie et plus sensible aux droits de l’homme, constituait à lui seul une raison suffisante à cette mauvaise image. Mais rien ne justifie que certains personnalités politiques français désinforment leur peuple avec des données erronées sur la démographie, l’histoire, l’économie et l’appartenance institutionnelle européenne de la Turquie. Une des engagements récents de l’Union européenne confirmant l’adhésion de la Turquie date du mars 2003. C’est le document de Partenariat d’Adhésion adopté par le Conseil des Ministres et publié au Journal Officiel de l’Union européenne. L’Union européenne a toujours confirmé qu’elle est un Etat de droit. Pacta sunt servanda est une valeur européenne.
Pour sortir de l’impasse
Un autre problème est que les hommes politiques usant de la Turquie comme matière à leur campagne électorale sont, en fait, en train de débattre de la mauvaise question. Le débat donnant l’impression que la Turquie va adhérer à l’Union dès aujourd’hui, est vide de sens. C’est un faux-débat.
Il convient d’expliquer aux français que l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ne pourrait se réaliser que dans une perspective longue et progressive. Aujourd’hui, le défi pour l’Union et la Turquie est de progresser dans la voie es négociations d’adhésion. Le but de ce processus est de résoudre les problèmes d’aujourd’hui et de transformer les potentiels politiques, économiques et sociales de la Turquie en valeurs ajoutées pour l’avenir de l’Europe. S’il est nécessaire, des périodes de transition concernant certains aspects de l’adhésion à l’Union, comme par exemple la libre circulation des travailleurs, seront également établies.
Toute cette tempête de rhétorique va finalement un jour ou l’autre s’apaiser. Son capital intellectuel extraordinaire, les liens profonds de ses entreprises avec la Turquie, les effets bénéfiques du tourisme ainsi que les efforts déployés par les organisations diplomatiques, privées et académiques des deux côtés peuvent sortir les relations de la France avec la Turquies de ce tourbillon de contradictions.
Et c’est là, encore une fois, qu’un facteur aussi important va réapparaître au premier plan. Mieux la Turquie aura réussi à mettre en œuvre ses réformes, plus elle sera soulagée sur la voie européenne. Plus la Turquie sera allée de l’avant dans la résolution de ses propres contradictions, moins elle sera victime de celles de la France ou d’autres pays.