Logo de Turquie Européenne
Accueil > Articles > Articles 2011 > 04 - Quatrième trimestre 2011 > La Turquie est bien perçue par les Egyptiens

La Turquie est bien perçue par les Egyptiens

vendredi 9 décembre 2011, par Jean Marcou

De passage au Caire, au moment des dernières élections législatives égyptiennes, Jean Marcou a rencontré Hicham Mourad, le rédacteur en chef du magazine « Al Ahram Hebdo ». Il est revenu avec lui sur la récente visite de Recep Tayyip Erdoğan en Egypte, avant engager la discussion sur la vision égyptienne de la Turquie et des nouveaux équilibres stratégiques de la région.

Jean Marcou : Comment les Egyptiens ont-ils accueilli Recep Tayyip Erdoğan, lors de sa venue au Caire, en septembre dernier ?

JPEG - 15.9 ko
Hicham Mourad

Hicham Mourad : Si par Egyptiens vous entendez le grand public, l’homme de la rue, on peut dire qu’ils ont fait un excellent accueil à Recep Tayyip Erdoğan, parce que, pour tous ces gens pas forcément très politisés, la Turquie évoque une réussite finalement assez proche de celle qu’ont connue l’Europe ou les Etats-Unis. Ce pays a en effet mené à bien son développement économique. C’est aussi une puissance régionale qui est très bien vue parce que, ces dernières années avec l’AKP, elle s’est mise à jouer un rôle positif dans le dossier palestinien. La Turquie est également perçue comme modérée, ce n’est pas l’Iran. Un gouvernement qui pratique le « zéro problème avec ses voisins » peut donc constituer un interlocuteur amical pour les pays arabes et représenter une sorte d’exemple, voire de modèle. L’opinion publique égyptienne en général est aussi très positivement influencée par les feuilletons turcs à la télévision car cela donne à la Turquie la dimension d’une sorte de rêve. Les jeunes filles aiment bien Mohamed le héros du feuilleton Nour (Kivanç Tatlıtuğ, NDLR). Il faut voir aussi qu’il y a beaucoup d’Égyptiens qui sont allés en Turquie ces dernières années, et qui en sont revenus avec une impression positive du genre : « ils sont développés », « ils sont civilisés »… Ainsi, les Turcs sont des musulmans qui ont réussi une remontée économique importante, donc l’opinion publique en général a une image très favorable de la Turquie et, si on ajoute à cela l’affaire du Mavi Marmara (cf. notre édition du 31 mai 2011) et avant le One minute de Davos (cf. notre édition du 2 février 2009), on comprend que les Egyptiens puissent voir en Erdoğan une sorte de héros.

JM : Cela, c’est le point de vue de l’opinion publique en général, mais les forces politiques sont-elles sur la même longueur d’onde ?

HM : Évoquons tout d’abord les islamistes. Parmi eux, seuls les Frères musulmans s’intéressent à l’AKP turc, les Salafistes, pour leur part, ne se reconnaissent pas dans la formation turque majoritaire. Mais parmi les « Frères », il y a une nouvelle génération dont une partie sont entrés en dissidence pour former un nouveau parti qui s’appelle le « Courant égyptien ». Ces gens-là se réclament d’un islamisme modéré, proche de celui de l’AKP, qui arrive à concilier islam et démocratie, islam et progrès économique, islam et consensus social. Ils acceptent que les femmes ne portent pas le voile, il y a une sorte de clémence dans leur approche qui leur permet de concevoir que l’islam puisse se concilier avec le monde d’aujourd’hui. Toutefois à côté de cette nouvelle génération, la vieille garde des « Frères », qui tient toujours les rênes de la confrérie, n’a pas apprécié du tout les déclarations d’Erdoğan sur la laïcité. Ils ont vu cela d’un très mauvais œil et ils ont commencé à critiquer le premier ministre turc, en disant : « Il peut garder ses conceptions à lui sur la religion… »

JM : La vieille garde des « Frères » a-t-elle vraiment critiqué durement Erdoğan ?

HM : Bon, ces critiques n’ont pas été très ouvertes et très explicites, mais il faut bien comprendre que la vieille garde des « Frères » n’apprécie pas le mot même de « laïcité », on peut même dire qu’ils le haïssent. Pour ceux qui contrôlent le courant principal des « Frères » et qui sont des sexagénaires ou septuagénaires (voire plus), le mot « laïcité », c’est comme la peste, c’est de l’athéisme, une sorte d’incitation à la débauche. Il est probable qu’il y a une stratégie politique derrière cela, car ils savent très bien que la laïcité évoquée par Erdoğan n’est pas hostile à la religion. En fait, il faut bien voir que si les « Frères » acceptaient la laïcité dont parlent le chef du gouvernement turc, ils risqueraient de se retrouver sur un terrain proche de celui de ceux que nous appelons les « Libéraux » en Egypte (partis de gauche et du centre favorables à un Etat séculier). Ils pourraient donc perdre un atout majeur de leur discours qui est réducteur et qui consiste à dire qu’être « laïque », cela signifie être contre la religion, être athée. Ce comportement peut vous paraître simpliste, mais les « Frères » ont intérêt à diaboliser le concept de laïcité, parce que cela fait leur affaire. Ils ont même réussi à rendre ce terme tabou en Égypte au point que désormais les autres partis n’osent plus parler « d’Etat laïque » mais préfèrent employer les termes « d’État civil ». Il ne faut pas oublier qu’ils s’adressent à des gens peu éduqués pour qui la religion est très importante. 40% de la population en Egypte est analphabète. A cela s’ajoute une proportion significative de personnes qui savent lire et écrire, mais qui n’ont reçu qu’une éducation basique. Donc lorsque Erdoğan a parlé de laïcité, les « Frères » ont mal réagi en disant qu’il ne pouvait accepter cette idée. En substance, ils ont déclaré : « Cette manière de voir est peut-être acceptable pour la Turquie, mais nous on ne peut pas admettre cette conception de la place de l’islam. » En même temps, ce qui est paradoxal c’est qu’ils continuent à essayer de tirer parti des succès turcs pour accréditer leur aptitude à gouverner et à améliorer la situation des Égyptiens. Cela leur permet d’écarter les propos alarmistes que tiennent les « Libéraux » à leur égard, lorsqu’ils expliquent que l’expérience de l’AKP montre que le régime qu’ils veulent instaurer n’est pas forcément sectaire, rigide ou intolérant.

JM : Et quelle est l’opinion des « Libéraux » sur la Turquie et sur l’expérience de l’AKP ?

HM : Les « Libéraux » sont eux-aussi assez favorables à la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, mais ils l’instrumentalisent d’une toute autre façon pour critiquer les Frères musulmans, en expliquant que dans ce pays, il y a un vrai islam moderne, donc un islam qui n’est pas l’islam rétrograde des « Frères ». Cela conduit même les « Libéraux » à conseiller aux « Frères » de prendre exemple sur l’AKP, en leur rappelant qu’en Turquie, il y a des femmes en bikini sur les plages, qu’on n’a pas interdit le tourisme, ni la consommation de l’alcool, en bref, qu’il y a une démocratie qui fonctionne.

JM : En dépit de cet enthousiasme, est-ce qu’il n’y a pas en Egypte des gens qui voient en la Turquie un rival potentiel ?

Quand on aborde l’approche égyptienne de la Turquie sous cet angle, on évoque le point de vue de ce qu’on peut appeler « l’Egypte officielle », donc plus celui de l’opinion publique ou même des « Frères » qui ne sont pas au pouvoir. Toutefois, je pense que s’ils arrivent au pouvoir, les « Frères » vont réagir comme « l’Égypte officielle » et naguère le régime de Moubarak qui a toujours manifesté beaucoup de méfiance à l’égard de l’avènement de la politique étrangère d’Ahmet Davutoğlu dans la région. Cette vision officielle estime que l’on peut profiter d’une coopération économique avec la Turquie, voire même d’une coopération politique raisonnée, mais qu’il ne faut pas pour autant ouvrir complètement la porte du monde arabe à ce pays, parce qu’il va pénétrer dans le champ privilégié de la diplomatie égyptienne et qu’il a en outre (de par sa modération et le prestige que lui confèrent ses succès) beaucoup d’atouts pour le faire. En fait, cette méfiance vis-à-vis de la Turquie vient du fait que ce pays est vu comme un réel concurrent.

JM : C’est par crainte de cette concurrence que l’Egypte n’a pas accepté que Recep Tayyip Erdoğan effectue une visite à Gaza en passant par Taba, lorsqu’il est venue au Caire en septembre dernier ?

Oui, l’Egypte n’allait pas offrir un tel cadeau, un tel succès diplomatique à la Turquie. De surcroît, il faut bien voir que, même si sa position à l’égard d’Israël est devenue beaucoup plus critique, l’Égypte a d’autres soucis actuellement, elle ne peut pas se consacrer sérieusement à la question palestinienne, elle n’a pas le temps. Alors, pour elle, il était impossible de laisser Erdoğan faire un triomphe diplomatique à Gaza au moment même où elle n’est pas en mesure de tenir pleinement sa place sur la scène régionale.

JM : Cette crainte de concurrence s’applique-t-elle aussi à l’autre rival potentiel du nord qu’est l’Iran, même si ce dernier ne bénéficie pas du même courant de sympathie dans la région ?

Les rapports entre l’Iran et l’Egypte sont compliqués et il n’est pas sûr qu’ils s’améliorent réellement dans un proche avenir. « L’Egypte officielle » a peur des velléités hégémonique de l’Iran sur la région. Les officiels égyptiens sont persuadés que Téhéran a un projet expansionniste qui vise principalement les pays du Golfe et l’Irak, donc c’est pour eux un concurrent beaucoup plus direct et menaçant que la Turquie. Et puis la nature théologique du régime iranien pose problème, et aggrave son cas en quelque sorte. L’Egypte ne peut pas permettre que les Iraniens fassent du prosélytisme dans la région. Ce point de vue officiel est soutenu par les instances religieuses sunnites égyptiennes. Al Azhar a fait de nombreuses déclarations dénonçant le prosélytisme iranien. En Egypte et dans les pays du Golfe, il y a une idée très répandue qui estime que les Iraniens cherchent à étendre leur influence dans la région, en soutenant les Chiites en Irak ou au Bahreïn. Ce sentiment gêne indubitablement les relations irano-égyptiennes. Pour qu’elles changent, il faudrait que le régime iranien lui aussi change. Tant que les mollahs sont là, il n’y aura pas de réelle amélioration des relations avec l’Iran. Certes, il peut y avoir des efforts faits pour que les rapports soient corrects, surtout si Mahmoud Ahmadinejad est remplacé par quelqu’un de plus modéré. On peut éventuellement rétablir les relations aériennes, passer quelques accords économiques, mais pas rétablir une vraie confiance qui permettrait que l’Iran puissent avoir des rapports plus profonds avec le monde arabe en général, et l’Egypte en particulier. À cet égard, l’Iran n’est pas du tout perçu comme la Turquie dont les succès peuvent inquiéter les officiels, comme nous l’avons vu, mais qui bénéficie d’un fort capital de sympathie dans l’opinion publique. La nature du régime iranien, son discours et son caractère radical font peur, et cela gêne l’Egypte.

JM : Mais cette vision égyptienne officielle de l’Iran ne provient-elle pas également des liens de dépendance existant entre l’Egypte et les pays du Golfe qui redoutent la montée en force de Téhéran dans la région ?

Oui, il faut dire que les pays du Golfe se sentent concernés au premier chef par l’expansionnisme potentiel de l’Iran, car ce dernier ne cesse de leur proposer un partenariat stratégique. Or, l’Egypte, bien qu’elle se dise le pays-phare du monde arabe, a des rapports d’interdépendance avec les monarchies du Golfe. Elle les rassure en leur disant qu’elle peut les aider militairement et diplomatiquement, mais il ne faut pas oublier par ailleurs qu’elle a besoin de leur argent. Le nouveau régime égyptien a de grosses difficultés économiques et financières et les pays du Golfe lui ont promis 7 milliards de dollars pour couvrir les besoins de la présente année budgétaire. Significativement, Essam Sharaf (premier chef de gouvernement égyptien de l’après Moubarak qui vient néanmoins de démissionner, NDLR) n’a fait que deux déplacements officiels à l’étranger : le premier au Soudan et l’autre dans le Golfe. Donc, quand les officiels égyptiens se méfient de l’Iran, ils expriment aussi la méfiance de leurs voisins du Golfe qui sont des alliés précieux.

JM : Mais, depuis la Révolution, l’Egypte ne s’est-elle pas rapprochée de l’Iran ?

HM : Certes, l’une des premières réactions du nouveau gouvernement a été d’affirmer qu’il fallait améliorer les relations avec l’Iran et tourner définitivement la page de l’ère Moubarak. Mais, en entendant l’Egypte nouvelle tenir de tels propos, les pays du Golfe ont commencé à s’inquiéter très sérieusement. Le premier ministre égyptien des affaires étrangères de l’après-Moubarak a rencontré son homologue iranien lors d’un sommet des pays non alignés, en Indonésie, et il a fait des déclarations sous-entendant l’amélioration des relations irano-égyptiennes. Mais cette rencontre est restée sans lendemain, car les pays du Golfe ont fait part de leur préoccupation, et l’Egypte qui a besoin d’eux financièrement a du rectifier le tir. La sécurité de ses alliés du Golfe est pour Le Caire une ligne rouge à ne pas franchir. Bien sûr, on peut aussi toujours rêver en imaginant que les Egyptiens essayent de se poser en médiateur de la rivalité entre le Golfe et de l’Iran. Mais cette hypothèse est peu probable. A cela s’ajoute le programme nucléaire qui fait peur aux pays du Golfe mais aussi à l’Egypte qui, si une autre puissance nucléaire s’impose dans la région après Israël, verra sa position stratégique encore plus rabaissée. Donc, tant que le régime iranien théocratique actuel perdure, il est peu probable que les relations entre l’Iran et l’Egypte s’améliorent.

Propos recueillis par Jean Marcou, le 30 novembre 2011, au Caire.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0