Longtemps la Turquie fut présentée dans les manuels scolaires comme « l’Homme malade de l’Europe ». Sans remonter aux Seldjoukides, on y rappelait les splendeurs passées de Byzance et de Constantinople pour mieux démontrer l’état dans lequel le pays était tombé. Ce rappel ne date pas d’hier. Il témoigne que pour les diplomates, à défaut de géographes, la Turquie appartient bien, depuis deux siècles au moins, à la sphère européenne.
Tout dans l’histoire récente a accentué ce rapprochement. Dans les années 90, s’opposant à la toute-puissance d’une tradition islamique qu’il rendait responsable du déclin ottoman, Mustapha Kemal entreprit - de force, sans état d’âme - de relever son pays, de le faire entrer dans la modernité, de le laïciser surtout. De nombreux récits attestent des bastonnades infligées aux récalcitrants qui refusaient de renoncer à la polygamie, de se vêtir à l’occidentale. Il imposa la lecture du Coran en turc.
Aujourd’hui, la Turquie est une démocratie laïque. Imparfaite certes, puisqu’elle ne satisfait pas à tous les droits de l’homme. Mais on y trouve, à l’heure où les médias russes sont censurés, un Charlie Hebdo local qui égratigne une jeunesse libérée et dynamique qui réclame l’élargissement plutôt que le repliement , et des spectacles où l’on peut enfin chanter dans une langue minoritaire (le kurde). Surtout, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie est le plus ferme ********* de l’Occident. Contre l’Union soviétique hier, contre l’Irak. Un rempart contre tous les radicalismes...
Ce pays veut entrer dans l’Union européenne. En 1999, sa candidature a été officiellement « acceptée » sans qu’on la discute vraiment. Depuis, les Quinze tergiversent. Le mois dernier, la Commission de Bruxelles a refusé de fixer une date pour que s’engagent les négociations d’adhésion. On a avancé beaucoup de raisons. Les droits de l’homme, la situation économique après le krach de l’an passé, l’inefficace mise en œuvre du plan de sauvetage du FMI (16 millions de dollars).
D’autres raisons ne son pas avouées. Faut-il accueillir un pays qui coûterait très cher à l’Europe, alors qu’elle peine à se financer ? Doit-on faire entrer au sein d’une entité globalement « chrétienne » un pays majoritairement musulman, même si la pratique religieuse n’y est pas prégnante ?
Certaines raisons ressemblent à des prétextes. D’autres pays nous ont rejoints -Grèce, Portugal - alors qu’ils n’étaient, à l’époque, ni plus riches ni plus démocrates que la Turquie. Pour tous, l’Europe a été un accélérateur de croissance et de démocratie. Pourquoi priver les Turcs de cette chance, eux qu’on utilisé comme « mercenaires » dans la lutte contre l’islamisme radical mais qu’on récuse comme « partenaires » ?
La religion ? Devant Valéry Giscard d’Estaing, le pape Jean-Paul II plaide pour que « l’apport décisif du christianisme » soit mentionné dans la future Constitution européenne. Mais les Bosniaques, musulmans, ne sont-ils pas déjà européens ? Une Europe à la fois chrétienne et musulmane ne répondrait-elle pas à Samuel Huntington, à son « conflit des civilisations » ?
Aujourd’hui, la Turquie vote. Les sondages prédisent la victoire des islamistes modérés. Mais si Recep Tayyip Erodgan l’emporte, il aura moins été porté par des arguments religieux - sous le coup d’une condamnation pour « incitation à la haine religieuse », il se défend désormais d’être un radical - que pour le désaveu des partis traditionnels, le rejet de la corruption, le ras-le-bol protestataire. Populaire, Tayyip s’appuie sur les bons résultats obtenus au service des Stambouliotes comme maître d’Istanbul. Il demande à être jugé sur ses actes. Reste que la participation au futur gouvernement d’islamistes - même modérés, même alliés au parti kémaliste - promet des séances agitées. Et une vigilance accrue de l’armée...
Devant cette nouvelle donne, face à la percée attendue du parti antieuropéen de Cem Uzan, l’Europe doit une réponse nette, franche et solidaire à une Turquie déjà suffisamment humiliée d’avoir été « baladée » deux ans durant, cantonnée au rôle d’ »éternelle candidate ». Le prochain sommet des Quinze en décembre à Conpenhague, doit mettre fin au double jeu. Si la Turquie est recalée, qu’on le dise. Si elle a vocation à rejoindre l’Union, il faut -réaffirmant les conditions de l’adhésion - établir un calendrier qui n’injurie pas l’avenir. Rien ne serait pire que la poursuite des tergiversations et du malentendu. Dans tous les cas, surtout après le vote d’aujourd’hui, il faut que la Turquie sache que l’Europe lui tend la main, veut l’aider.
Il en va de l’idée - solidaire, subsidiaire - qu’on se fait de l’Union. Il en va, aussi, de sa sécurité. Si on contraint la Turquie au repliement, si on encourage ses rêves nationalistes, le risque est grand que, demain, l’islamisme radical s’installe aux marches mêmes de l’Union. Et si la victoire d’un parti islamiste modéré était pour la Turquie un atout, et pour l’Europe une chance ?