La Turquie serait, lit-on dans les médias européens, en voie de réislamisation. Les reportages publiés ça et là insistent sur le retour en force de la religion et les foulards.
Conditionné par cette imagerie, on en vient à Ankara à compter ces foulards, un instrument de mesure pas très rigoureux. Très vite, le comptage bute sur la méthode : tous les foulards ne peuvent entrer dans la même catégorie. Impossible d’additionner le fichu traditionnel de la matrone anatolienne, immigrée en ville, avec le foulard à la mode d’une bourgeoise. Où classer l’étudiante qui, en combinant le code islamique avec le code mondialiste, associe le foulard et le jean à taille basse ? Et cette société, prétendument en voie de réislamisation, s’accommode de publicités érotiques sur les panneaux urbains, d’une presse et d’une télévision tout aussi délurées. Ce qui frappe en Turquie, c’est plutôt la coexistence des moeurs sans la prévalence d’un comportement islamique ou laïc.
La question AKP
Oublions les foulards. L’autre index de la réislamisation serait la victoire politique du Parti au pouvoir depuis trois ans, Justice et Développement (AKP) ; lui-même se définit comme démo-musulman, à la manière des chrétiens démocrates d’Europe de l’Ouest. Faut-il le croire ou devinera-t-on là derrière , un complot obscur pour faire de la Turquie un État islamique ?
Ce parti, qui n’est pas majoritaire mais profite de la dispersion de ses adversaires, en trois ans, a plus fait progresser la Turquie vers l’Europe, vers l’état de droit et un peu plus de respect des minorités ( kurdes ) que ses prédécesseurs laïcs en quarante ans. Il n’a pas remis en cause le culte national envers Kemal Atatürk, le fondateur très laïc de la nation. Il n’a pas modifié les programmes scolaires, ne les a pas islamisés. En économie, il n’a rien islamisé du tout mais a réduit efficacement l’inflation comme le Fonds monétaire international le lui suggérait ; les démo-musulmans sont des tenants de l’économie de marché et de l’entreprise, citant le Coran si nécessaire, puisque la femme du prophète était commerçante.
Certes, ce Parti démo-musulman n’a pas carte blanche : l’armée en Turquie, gardienne de la laïcité, est un contre pouvoir, le Président de la République en est un autre et le grand patronat « peu islamique » en est un troisième. Mais c’est ainsi dans toutes les démocraties : laisser les partis islamistes gouverner lorsqu’ils ont gagné les élections ne revient nulle part, à leur « donner » la société.
Le gouvernement démo-musulman n’ayant pas réislamisé la Turquie, l’opposition laïque la soupçonne de comploter tout de même dans cette direction. Peut-être ! Mais il me paraît plus envisageable que l’exercice du pouvoir rend le parti musulman réaliste. La société turque n’est-elle pas déjà trop occidentalisée pour repartir vers « l’Orient » ?
Plus probablement, elle oscillera entre conservatisme musulman et nationalisme laïc ; c’est cela la bipolarité singulière de la nation turque et ce n’est incompatible, ni avec la démocratie, ni avec l’Union européenne.
Aux adversaires de l’adhésion turque à l’Europe, il faudra donc trouver des arguments plus persuasifs que le comptage des foulards.
Et puis c’est en Turquie, en Turquie seulement, qu’il est permis de rencontrer des musulmans athées, avoués : l’Islam est ici vécu comme civilisation à la manière du Christianisme dont le contenu culturel s’est aussi dissocié de la religion.
Tous ces islams de Turquie constituent l’antidote à une vision réductrice et fondamentaliste d’un Islam que les islamistes militants voudraient imposer à tous les musulmans et que trop d’Occidentaux sont disposés à gober.
Guy Sorman, Ankara, 2 juin 2006