Logo de Turquie Européenne
Accueil > La Turquie et l’UE > Pour l’adhésion > Discussion avec Pierre Moscovici, secrétaire national du PS et ancien (...)

Discussion avec Pierre Moscovici, secrétaire national du PS et ancien ministre chargé des affaires européennes

lundi 18 octobre 2004

LE MONDE.FR

L’intégralité de la discussion avec Pierre Moscovici, secrétaire national du PS et ancien ministre chargé des affaires européennes.

RÉFÉRENDUM : « UNE PROPOSITION IRRESPONSABLE »

Etienne : Le président Chirac s’est engagé à consulter les Français, par référendum, sur l’adhésion de la Turquie, à l’issue du processus de négociation avec l’UE. Ne pensez-vous pas que cette promesse est peu responsable et fasse planer une épée de Damoclès sur les prochaines années de négociations, puisque in fine, le peuple français serait en mesure de fermer la porte au peuple turc ?

Pierre Moscovici : Je pense que c’est en effet une proposition irresponsable, une manœuvre politique pour se réconcilier avec l’UMP. En même temps, le droit des Français de se prononcer reste entier et Jacques Chirac ne peut pas prétendre lier les mains de son successeur dans dix ans. La décision de faire ou de ne pas faire un référendum devra être prise par le président de la République qui sera en fonction à la fin des négociations. Elle ne peut pas l’être par celui qui est là à leur début. J’observe que les Français ont déjà été consultés une fois par référendum sur l’élargissement, c’était en 1972 et il s’agissait de la Grande-Bretagne.

Baxter : Pourquoi le débat passionne-t-il autant les parlementaires alors que l’adhésion hypothétique de la Turquie n’interviendra pas avant vingt ans ?

Pierre Moscovici : D’abord, la passion des parlementaires est relative, à en juger par l’affluence au Palais Bourbon... Mais c’est vrai que ce débat passionne, parce qu’il est identitaire, à la fois sur les frontières de l’Europe, sur la nature de l’Union européenne et sur la capacité de celle-ci à faire vivre ensemble plusieurs ethnies, plusieurs religions, plusieurs cultures.

Matthieu : Qu’est-ce que gagnerait concrètement l’UE à avoir la Turquie dans son sein ?

Christophe : Si on laisse de côté pour le moment la dimension culturelle et sociale de l’adhésion possible de la Turquie, en quoi cette entrée serait-elle profitable économiquement pour l’UE ?

Pierre Moscovici : Du point de vue économique, la Turquie est un grand pays qui compte aujourd’hui 70 millions d’habitants, encore pauvre mais qui se développe à vitesse accélérée. Demain, elle aura 90 millions d’habitants sans doute, et rattrapera progressivement notre niveau de vie. C’est donc un marché potentiel considérable. Mais l’argument principal n’est pas économique, il est stratégique. Avons-nous intérêt à avoir dans l’Union un grand pays laïque, démocratique, ami, partageant nos malheurs, ou bien à rejeter la Turquie loin des valeurs européennes, quelque part entre l’islamisme radical et un régime militaire dur ?

« UNE EUROPE À PLUSIEURS CERCLES »

Etienne : Et le rêve fédéraliste, que devient-il avec tous ces élargissements ?

Pierre Moscovici : Le rêve fédéraliste demeure, mais il est clair qu’il ne pourra être mené à 25 ou à 30. Il faudra qu’un noyau d’Etats, ou un cœur, se dessine dans l’Europe autour du couple franco-allemand, pour aller plus loin. En ce sens, je crois moi aussi à une Europe à plusieurs cercles, mais là où je me sépare d’autres comme Laurent Fabius, c’est que je pense que ces cercles doivent s’inscrire dans le cadre de l’Union européenne.

Baxter : Parler de l’unité culturelle de l’Europe n’est-il pas illusoire alors que cette unité n’existe même pas en France ?

Pierre Moscovici : Il y a bien une exception culturelle française et européenne, mais en même temps il y a surtout une diversité culturelle. Je crois qu’un des apports de la Turquie, c’est justement de plonger davantage l’Europe dans une réalité multiculturelle, d’y introduire des éléments venant de l’Orient, bref, de refuser que l’Europe soit, comme le souhaitent les pays conservateurs, un « club chrétien ».

Phong : Pensez-vous que l’intégration de la Turquie poserait problème si elle était chrétienne ?

Pierre Moscovici : Je pense qu’elle poserait des problèmes, parce que c’est vrai que cet élargissement supplémentaire à un grand pays fait perdre de la cohésion à une Europe qui en manque déjà. Mais il est clair que la préoccupation sous-jacente est le caractère musulman de ce pays. Je préférerais pour ma part que cet argument parfois dissimulé soit sur la table.

Europe : J’ai été très choqué par les propos de M. Raffarin sur ce sujet (« le fleuve de l’islam », etc.). Ne craignez-vous pas que ces propos n’incitent tout simplement à la haine raciale ?

Pierre Moscovici : N’exagérons pas. Les propos de M. Raffarin sont une erreur, presque une faute, mais je ne doute pas que M. Raffarin soit irréprochable dans son rapport au racisme, ou plutôt à l’antiracisme.

Le.poilu : Rebondissant sur les frontières de l’Europe, pour vous où doivent-elles s’arrêter ?

Pierre Moscovici : Nous en approchons. Nous avons aujourd’hui 25 pays membres de l’Union européenne. Nous en aurons 27 avec la Roumanie et la Bulgarie. Je crois qu’il faudra encore aller plus loin en incluant les Balkans et la Turquie. Et nous nous arrêterons là.

Le.poilu : Dans les Balkans, incluez-vous la Russie ?

Pierre Moscovici : La Russie n’est pas dans les Balkans. Je parle pour l’essentiel des pays de l’ex-Yougoslavie, mais aussi de l’Albanie.

Baxter : Seriez-vous favorable à l ’entrée de pays du Maghreb au sein de L’UE si la Turquie en fait un jour partie ?

Pierre Moscovici : Non, je crois qu’avec le Maghreb, il faut avoir des relations différentes, maintenir des liens privilégiés, approfondir le partenariat. L’Union européenne n’est pas la solution.

Tip : Pourquoi la Turquie souhaite-t-elle entrer dans le cercle européen ? Qu’y gagnera-t-elle ?

Pierre Moscovici : La Turquie s’est vu reconnaître une vocation européenne depuis plus de quarante ans. Elle est un grand pays dont l’histoire partagée avec l’Europe est complexe mais toujours proche. Elle souhaite adhérer à nos valeurs. Nous avons une obligation morale de lui répondre, en tout cas en ouvrant les négociations, en les menant de bonne foi et, si c’est possible, en les concluant.

Jéjé : Combien de temps faudra-t-il, selon vous, pour que la Turquie remplisse les conditions européennes ?

Pierre Moscovici : Nous le verrons, c’est le sens des négociations. Nous savons déjà que celles-ci dureront longtemps, au moins une dizaine d’années, et que l’adhésion ne peut pas être prévue avant 2015 au plus tôt. Pour l’heure, menons ces négociations sérieusement, de manière exigeante et amicale.

Etienne : Comment éviter de « polluer » le débat sur la Constitution avec celui sur la Turquie, et faire en sorte que les Français ne se déterminent que sur le premier ?

Pierre Moscovici : Tout simplement en étant de bonne foi. La Constitution est un élément de démocratie européenne, qui est indispensable pour gouverner l’Europe. C’est un grand sujet en soi. L’adhésion de la Turquie est aussi une question très importante, mais de nature radicalement différente.

Spahi : Pourquoi en arrivez-vous, au Parti socialiste, à vous diviser sur le traité et la Turquie ?

Pierre Moscovici : Sur le traité, j’avoue mal le comprendre, car il est en tout meilleur que ses prédécesseurs. Sur la Turquie, c’est un débat qui commence, qui peut opposer des conceptions différentes, mais les socialistes ont réussi à adopter un texte commun disant à la fois que l’adhésion de la Turquie n’était pas possible aujourd’hui et que l’ouverture des négociations était nécessaire.

DOUBLE « OUI »

Baxter : Quelle est votre position sur le double « non » de Laurent Fabius ?

Pierre Moscovici : Pour ma part, je suis sur un double « oui ». A chacun ensuite de convaincre de sa sincérité et de la force de ses arguments.

Elio : Pensez-vous que la position de M. Fabius soit essentiellement tactique ?

Pierre Moscovici : Cette dimension n’est peut-être pas absente, je ne la crois pas première, surtout sa motivation n’est pas ma première préoccupation, je m’intéresse surtout au fond du débat et aux différences que je peux avoir avec lui et avec d’autres socialistes sur le texte constitutionnel.

Etienne : Le 17 décembre, y a-t-il un risque pour que les chefs d’Etat et de gouvernement refusent l’ouverture de négociations avec la Turquie ?

Pierre Moscovici : Ce serait leur droit. Mais je ne crois pas que cela arrivera.

Europe : La Turquie ne doit-elle pas montrer plus de distances par rapport à l’administration américaine pour accélérer son intégration à l’espace politique européen ?

Pierre Moscovici : Sans doute, mais elle l’a déjà fait, par exemple, en s’opposant à l’intervention américaine en Irak. La Turquie, incontestablement, est proche des Américains, mais je crois qu’elle ne peut pas être considérée trop facilement comme un « porte-avions » américain.

Jéjé : Etes-vous pour un référendum sur l’entrée de la Turquie en Europe ?

Pierre Moscovici : Je suis opposé au principe d’un référendum, à la fixation automatique de ce mode de ratification, mais il n’est pas improbable qu’une telle consultation populaire ait lieu le moment venu dans une dizaine ou une quinzaine d’années.

Spahi : Pourquoi la France n’honore-t-elle pas sa parole avec la Turquie ?

Pierre Moscovici : La France a longtemps été un pays ardent défenseur de la Turquie. Elle n’est pas la seule à se poser des questions. Je suis pour ma part persuadé qu’elle acceptera l’ouverture de négociations et qu’elle traitera
ce grand pays de bonne foi.

Baxter : La question arménienne doit-elle être absolument réglée en vue de l’accession de la Turquie dans l’UE ?

Pierre Moscovici : Pour moi, oui. Je crois qu’il n’est pas concevable que la Turquie entre dans l’UE sans avoir fait le clair sur ces événements tragiques de 1915-1916 qui ont pris la forme d’un génocide en Arménie.

« L’EUROPE, CE N’EST PAS SEULEMENT UNE GÉOGRAPHIE »

Grim : Comment définissez-vous l’identité européenne ?

Pierre Moscovici : Pour moi, l’Europe, ce n’est pas seulement une géographie, ou seulement une histoire, c’est la combinaison de ces deux éléments, avec des valeurs et des politiques. Pour moi, le moment venu, sera européen le pays d’Europe qui se reconnaîtra dans les principes contenus dans la Constitution.

Romain : Selon vous, l’Union européenne a-t-elle des frontières géographiques, politiques ou culturelles ?

Pierre Moscovici : Je reprendrai la formule de Jean Monnet : si c’était à refaire, je commencerais par la culture. Le temps est venu, commençons par la culture.

Levo : Quelle serait la répercussion de l’adhésion de la Turquie sur l’identité européenne et le projet européen ?

Pierre Moscovici : Difficile de répondre à cette question a priori. Je pense que quand nous parlons de ce sujet, il faut être conscient que, dans dix ans, ce sera une autre Europe et ce sera une autre Turquie.

Sophie : Un intérêt essentiellement diplomatique à l’intégration de la Turquie, une Union européenne de plus en plus nettement tournée vers l’Est et économiquement renforcée, doit-on conclure à une stratégie diplomatique tendant à imposer une « Europe unie » à des « Etats-Unis » ?

Pierre Moscovici : Je crois que l’une des ambitions que doit avoir l’Europe est de bâtir une puissance capable, avec les Etats-Unis, de structurer la vie politique mondiale. C’est pourquoi nous avons tout intérêt à une Europe vaste, accueillante, forte, ce qui suppose que cette Europe soit aussi porteuse d’ambitions, se dote d’un cadre politique qui, pour moi, doit être fondé sur la Constitution européenne.

Europe : Pourquoi certains de nos représentants ont-ils un avis définitif sur ce sujet. De quoi ont-ils peur ? notamment chez les libéraux, partisans d’un Europe « marché ». Pouvez-vous nous éclairer sur les peurs suscitées par l’entrée de la Turquie parmi nous ?

Pierre Moscovici : Je suis mal placé pour ça, puisque je n’éprouve pas ces peurs. Mais il y a là, sans doute, plusieurs inquiétudes : sur la nature du projet européen, sur la dilution de l’identité européenne, ou sur la capacité à intégrer 80 millions de musulmans dans l’Union. Mais, pour en savoir plus, demandez-le aux libéraux.

Mat59 : Intégrer la Turquie est-il, en fin de compte, un autre moyen d’arriver aux fins du projet « Grand Moyen-Orient » de George W. Bush. Une autre voie pour un même but ?

Pierre Moscovici : Non, je ne me reconnais pas dans ce projet du Grand Moyen-Orient qui vise à imposer la paix ou la démocratie selon un schéma décidé à Washington. Je crois en revanche que l’appartenance de la Turquie à l’Union européenne peut aider celle-ci à jouer un rôle plus important dans cette région décisive du monde.

Europe : La France, dans les années à venir, connaîtra un grand manque de main-d’œuvre, c’est mathématique et démographique. Une Turquie européenne ne pourrait-elle pas permettre de combler ces manques de façon transparente et légitime ?

Pierre Moscovici : C’est une hypothèse, mais ce n’est pas la principale. Nous pourrions aussi d’ailleurs résoudre ces problèmes avec une Turquie qui ne serait pas membre de l’Union européenne. Il ne s’agit donc pas pour moi d’un argument fort.

Grim : Faute d’Europe puissance politique, cette dernière n’est-elle pas en train de sortir de l’histoire ?

Pierre Moscovici : Je crois au contraire qu’elle y entre en achevant le projet du père fondateur : la paix, la prospérité, l’unification du continent. Reste à inventer un nouveau rêve européen, une nouvelle espérance : une Europe plus sociale, plus forte, plus politique. Pour moi, la Constitution européenne et une attitude ouverte, amicale, lucide sur la candidature turque y contribuent.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0